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Politique Classes sociales

Bruxelles : l’injonction à la mixité sociale, un outil de gentrification ?

21 octobre 2020 Francis Dewez

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La mixité sociale : un thème consensuel qui, à l’analyse, s’avère souvent beaucoup moins innocent.

Prenons l’exemple du discours officiel prononcé le 4 mai 2019 par Charles Picqué, à l’occasion du trentième anniversaire de la Région de Bruxelles Capitale [1] :

Le premier défi, Mesdames, Messieurs, reste sans conteste de vouloir la mixité sociale et culturelle de nos quartiers. Et éviter le spectre de l’enfermement de nos populations dans la dérive de l’entre-soi des identités et de l’exclusion sociale.
Vouloir une société urbaine riche de sa cohésion, garante par la solidarité sociale qui est organisée, garante de cette cohésion. Opposée à toute fragmentation communautaire. Et il faut être, reconnaissons-le, un grand optimiste pour croire à l’inclusion mutuelle et réciproque et spontanée des identités sans que nous y œuvrions

La mixité sociale .... pas pour tout le monde

Voilà pour le moins une vision des relations sociales à sens unique. On sait en effet combien les quartiers les plus riches de Bruxelles restent enfermés sur eux-mêmes, leurs habitants se confinant dans l’entre-soi de leurs semblables.

Les personnes issues des milieux aisés, elles aussi, se fréquentent tendanciellement entre elles et ce n’est donc pas l’apanage exclusif des classes populaires. Rien d’étonnant, les modes de socialisation dans nos sociétés libérales poussent à cette ségrégation sociale : école, quartier, loisirs, soins de santé, trajectoire professionnelle, hiérarchisation des relations dans le milieu du travail.

Dans ce cas, pourquoi ne parle-t-on pas de la nécessité d’un brassage social dans les quartiers huppés de la Région bruxelloise comptant une forte concentration de familles très aisées ? On se trouve face à un véritable point aveugle, une réalité que les classes dominantes ne veulent pas voir lorsqu’elles parlent de mixité sociale.

Rue de Namur, Bruxelles (Austin Paquette)

L’homogénéité sociale des milieux privilégiés peut d’ailleurs être défendue de manière particulièrement agressive par ceux qui en bénéficient. Dans un ouvrage intitulé « Panique dans le 16e ! » [2] et illustré par Etienne Lécroart, les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon relatent toute la hargne, allant jusqu’à la violence, manifestée par la population de ce quartier « chic » de Paris pour s’opposer à l’installation d’un établissement d’hébergement des sans-abris. Et ce refus de fréquenter le peuple ne se trouve pas seulement dans la grande bourgeoisie. Les études sociologiques menées sur les dynamiques de gentrification [3] montrent que les « classes créatives » [4], elles aussi, peuvent se révéler sélectives dans leurs relations sociales.

Ainsi, des lieux présentés comme vecteurs de mixité sociale comme les cafés branchés s’avèrent être en réalité des endroits exclusifs d’une certaine classe moyenne. L’enquête menée pour une étude publiée en 2015 aux éditions de l’Université de Bruxelles [5] fait apparaitre que les clients de ces établissements se mêlent peu à la population des quartiers dans lesquels ces cafés sont implantés [6]. Toujours dans la même étude, on apprend comment les marchés peuvent être utilisés comme outils de gentrification par des astuces visant à évincer les marchands « populaires » au profit d’une offre correspondant à la population qu’on souhaite privilégier (food truck, produits bio, etc...) [7].

Cet exemple est révélateur de la face cachée des bonnes intentions exprimées par des responsables politiques qui prétendent souhaiter le brassage des populations tout en mettant en œuvre des politiques allant dans le sens contraire.

Faire la leçon aux classes populaires

Les classes populaires, classes à « éduquer » ? Outre une pensée limitée par des œillères, cette rhétorique trahit également un état d’esprit répandu chez ceux qui se vivent comme appartenant à une « élite ». Sous le vernis de propos humanistes faisant l’éloge de l’ouverture aux autres et de la tolérance, s’exprime en réalité un discours très peu tolérant faisant la leçon aux populations modestes. On se permet alors d’enjoindre ces classes populaires à s’ouvrir aux autres et à ne pas s’enfermer dans leur communauté ou leur condition sociale. C’est finalement la même posture lorsque certains médias abordent la question des gilets jaunes, un ton stigmatisant et méprisant. Discours paradoxal où c’est le mépris qui s’exprime à travers un appel à l’ouverture.

Les quartiers populaires sont aujourd’hui l’objet d’une dynamique qui vise à les transformer pour les rendre plus conformes à l’image d’une ville attractive dans la compétition mondiale opposant les grandes cités.

On se trouve ainsi dans une logique où le mode de vie et les exigences de la classe moyenne aisée sont privilégiés par rapport aux besoins réels des populations des quartiers populaires. Avec pour conséquence que le mélange des populations n’est encouragé que dans un sens : la venue dans les quartiers modestes de nouveaux habitants d’un niveau socio-économique plus élevé, avec à terme la transformation de ces quartiers et leur conformation aux goûts et usages de la ville des classes plus aisées.

Un marché bio dans un quartier du canal en voie de gentrification

La dynamique inverse, l’installation de nouveaux habitants de bas revenus dans les quartiers les plus favorisés de la Capitale, se situe hors du champ des projets urbanistiques, ou rencontre de très fortes résistances à même de bloquer les projets en cours. Seule compte l’ « amélioration » de l’image offerte par la ville.

La gentrification, un aspect de la lutte des classes

Lorsqu’on parle de mixité sociale, faut-il rappeler que l’espace urbain ne constitue pas un territoire socialement neutre où les populations se répartiraient selon leurs choix et leurs préférences ? Toute une série de contraintes et de mécanismes structurent le paysage social d’une ville.

L’accessibilité économique de certains quartiers déterminée par le niveau des loyers et la présence de commerces bon marché joue un rôle important dans le profil démographique de ceux-ci en y attirant une population à faibles revenus. Par contre, d’autres caractéristiques comme la qualité de l’environnement, la structure du bâti, les facilités de communication, la proximité du lieu de travail pourront exercer une pression sur cette population en y attirant de nouveaux habitants plus fortunés et en mesure d’imposer leur mode de vie.

Cette mise en concurrence des différentes fractions de la population se trouve orchestrée sur fond d’ambitieux projets urbanistiques. Ces projets se révèlent souvent être une source de profits financiers considérables pour les promoteurs immobiliers et les groupes financiers qui les pilotent. Pour ces opérateurs privés, l’objectif est avant tout de maximiser les profits et non pas de répondre à des besoins sociaux.

En cela, l’espace urbain n’échappe pas à la dynamique de la lutte des classes.

Conclusion : la mixité sociale, l’autre nom de la gentrification

La mixité sociale et la fréquentation de personnes de cultures et de milieux différents n’a en soi, bien évidemment rien de négatif. Bien au contraire, c’est l’occasion d’élargir son horizon sur d’autres cultures, d’autres modes de vie. Mais ce qui est pointé ici, c’est l’instrumentalisation qui est faite de cette thématique pour servir des intérêts autres que ceux des populations visées et où la domination sociale s’exprime de manière voilée. Derrière le terme de mixité sociale ne se cache-t-il pas la réalité de la gentrification des quartiers ?

L’équation pourrait sembler difficile entre, d’une part, la nécessaire ouverture à l’autre, l’amélioration de l’environnement urbain et de la qualité des logements, et d’autre part, la pression sociale et économique exercée sur les fractions les plus modestes de la population. Difficile, mais pas impossible, à condition que les pouvoirs publics remplissent pleinement leur rôle régulateur en encadrant les loyers de manière contraignante et en menant une politique active de logement social. On pourrait alors garantir l’habitat à la population présente tout en améliorant leur cadre de vie.

Notes

[1Extrait du discours diffusé dans le JT de 13h30 de la RTBF

[2Cet ouvrage est illustré par l’auteur de bandes dessinées Etienne Lécroart, qui a collaboré avec ces chercheurs dans plusieurs ouvrages : « Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres », bande dessinée, éd. La Ville Brûle, 2014. « Les riches au tribunal. L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale. », éd. du Seuil et éd. Delcourt, 2018.

[3Voir notamment : « Gentrifications », Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau, Hovig Ter Minassian, éd. Amsterdam, 2016.

[4La notion de « classes créatives » a été introduite par le géographe américain Richard Florida. Elle désigne une population urbaine diplômée, adepte des nouvelles technologies et ayant une certaine aisance matérielle. Mais cette approche, exprimant une vision élitiste de la société, est contesté par d’autres chercheurs.

[5« Bruxelles, ville mosaïque . Entre espaces, diversités et politiques », édité par Perrine Devleeschouwer, Muriel Sacco et Corrine Toirrekens, éd. de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2015 .

[6« Dans les cafés « branchés » de Bruxelles : mixité sociale ou nouvel entre-soi ? », Daniel Zamora et Mathieu Van Criekingen, in « Bruxelles, ville mosaïque », Bruxelles, 2015.

[7« Le marché, outil de développement urbain ? », Carla Mascia, in « Bruxelles, ville mosaïque », Bruxelles, 2015.