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Politique Santé Classes sociales

L’inégalité d’accès aux soins dentaires pour les enfants en Belgique

18 septembre 2023 Joël Girès

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Cet article a pour objet les inégalités d’accès aux soins dentaires en Belgique. Nous nous focalisons sur l’accès à ces soins pour les enfants de moins de 18 ans, tout en les mettant en lien avec les inégalités d’accès pour les adultes de 18 à 64 ans. Les résultats présentés sont issus d’une enquête menée par Solidaris et l’Observatoire des inégalités [1].

La santé dentaire est un domaine dans lequel les inégalités sociales se marquent fortement. D’une part la pauvreté est associée à une moins bonne santé dentaire, d’autre part le coût des soins en réduit l’accès pour les ménages rencontrant des difficultés financières. L’enquête de santé de Sciensano de 2018 montre que, tous types de soins considérés, la plus grande fréquence de report concerne les soins dentaires [2]. La dimension inégalitaire de ce report est sans équivoque : parmi les 20 % des ménages les plus pauvres, 10,4 % ont renoncé à des soins dentaires par manque de moyens contre 1,2 % seulement parmi les 20 % les plus riches – soit environ 10 fois moins. La raison première de cette inégalité est le coût élevé des soins dentaires, dont la part à charge des patients représente 57,6 % du montant total, les rangeant ainsi parmi les soins de santé les plus dispendieux [3].

Le graphique 1 ci-dessous illustre une des conséquences des inégalités d’accès aux soins dentaires : il représente le pourcentage des adultes entre 18 et 65 ans (lignes pleines) et enfants (lignes pointillées) à avoir eu un contact « régulier » avec un dentiste (défini par le fait d’être allé au moins deux années différentes chez le dentiste sur une période de 3 ans) selon le niveau socio-économique.

Mesure du niveau socio-économique

Nous utilisons une classification socio-économique des patients basée sur leur profil, constitué par les différentes informations individuelles disponibles (ouvrier, employé, bénéficiaire ou non de l’intervention majorée, famille monoparentale ou non, nombre de jours de chômage ou en incapacité primaire, etc.). Néanmoins, nous disposons de moins de variables pour identifier les personnes aisées ; de ce fait, nous avons regroupé les plus favorisés en catégories plus larges. Ainsi, la classification comporte 7 catégories allant des patients les plus pauvres (1) aux plus riches (7) : les cinq premières catégories comptent chacune 10 % des affiliés de Solidaris, et les deux dernières (les plus aisés) en compte chacune 25 %.

Les personnes issues de familles aisées sont plus nombreuses à entretenir un contact régulier avec un dentiste que les plus pauvres, quel que soit leur âge (enfants et adultes). L’inégalité est importante, puisque les enfants issus des familles les plus pauvres sont 41 % à avoir vu régulièrement un dentiste, contre 60 % pour les plus aisés – soit près d’une fois et demi moins souvent. En différenciant les soins dentaires préventifs et curatifs, on peut préciser davantage le constat. Avec la baisse du niveau socio-économique, les personnes consultent moins fréquemment un dentiste pour des soins préventifs (lignes jaunes), et plus souvent pour des soins curatifs (lignes vertes).

Graphique1 : Soins dentaires des enfants et adultes en Belgique (2017-2019).
Source : données de remboursement de soins de Solidaris. Les chiffres présentés sont standardisés par âge et par sexe, c’est-à-dire qu’ils ne dépendent pas de la composition par âge et par sexe des différentes catégories.

La littérature indique que les plus démunis développent, en raison notamment des difficultés d’accès aux soins dentaires, des pratiques d’inspection visuelle et tactile des dents de leurs enfants, révélant une préoccupation affirmée de leur santé dentaire [4]. Cette approche, qui répond de manière somme toute rationnelle aux barrières financières, peut cependant conduire à des diagnostics trop tardifs qui engendrent des affections bucco-dentaires, demandant alors des soins de type curatifs auprès d’un dentiste (obturations de caries, extractions…). Les chiffres observés sont cohérents avec cette interprétation.

L’observation est similaire pour les adultes et les enfants : les courbes indiquent les mêmes tendances inégalitaires. Ce fait peut sembler étonnant, puisque depuis les années 2000, plusieurs réformes ont augmenté l’accessibilité financière des soins dentaires pour les mineurs. La plus notable d’entre elles est le remboursement intégral des honoraires conventionnés à partir de 2014 (à l’exception des traitements orthodontiques). Peut-être cet élément explique-t-il que les enfants ont davantage que les adultes des consultations régulières pour des soins dentaires préventifs et, sans doute par voie de conséquence, un peu moins souvent pour des soins curatifs. On sait que les obstacles ne sont pas que financiers : les ménages les plus pauvres sont notamment accaparés par des problèmes quotidiens qui n’incitent pas à considérer leur santé bucco-dentaire comme une priorité. Par ailleurs, la prise en charge peut être à l’origine de mauvaises expériences (par exemple lorsque les patients se sentent accusés de négligence) qui peuvent conduire à une défiance éloignant du système de santé.

Néanmoins, le remboursement complet des soins dentaires pour les enfants n’évacue pas la question financière dans la production des inégalités d’accès aux soins. En effet, ce remboursement ne concerne que les honoraires conventionnés. Or, en Belgique, près de 50 % des dentistes actifs refusent d’adhérer à l’accord dento-mutualiste (ils sont alors dits « non conventionnés »). Un dentiste non conventionné est entièrement libre de déterminer ses honoraires, quels que soient les prix fixés dans la convention. A cela, il faut ajouter les dentistes adhérant partiellement à la convention. La gratuité des soins pour les enfants n’est effective que pour une partie minoritaire de l’offre de soins puisque plus de la moitié des dentistes facturent des suppléments d’honoraire. Le graphique 2 illustre cette dualité de l’offre de soins dentaires en Belgique, en montrant que les patients des différentes catégories socio-économiques ne consultent effectivement pas les mêmes prestataires : les plus pauvres consultent bien plus souvent des dentistes conventionnés, y compris pour les soins de leurs enfants (ligne pointillée). Il n’y a là rien d’étonnant vu le surcoût que représentent les tarifs non conventionnés. Les familles désargentées ont donc accès à une offre réduite, si l’on ne considère que l’offre conventionnée. On remarque d’ailleurs que les enfants consultent plus souvent un dentiste non conventionné que les adultes (ligne pleine), laissant penser que les parents sont moins regardants à la dépense pour leurs enfants que pour eux-mêmes, peut-être pour avoir un rendez-vous plus rapidement.

Graphique 2 : Consultations d’un dentiste non conventionné en Belgique (2018)
Source : données de remboursement de soins de Solidaris et données INAMI sur les prestataires de soins dentaires.

L’enquête sur les revenus et les conditions de vies de 2017 [5] permet de confirmer la persistance de l’obstacle financier dans le soin aux enfants : celle-ci montre que si 7 % de tous les ménages belges déclarent avoir eu besoin de soins dentaires pour leurs enfants sans avoir rencontré l’opportunité d’en bénéficier, ce pourcentage s’élève à 26 % pour les ménages sous le seuil de pauvreté, et le premier motif est financier [6]. Ces constats invitent à prendre des mesures pour favoriser le conventionnement des dentistes, dispositif qui permet d’augmenter l’accès au système de soins en garantissant une certaine sécurité tarifaire, mais qui est progressivement fragilisé depuis ces 15 dernières années.

Notes

[1Les sources que nous utilisons sont les données de l’INAMI, qui listent tous les dentistes de Belgique, et les données de Solidaris, qui précisent à la fois la nature de l’offre des soins dentaires et renseignent les consultations auxquelles se sont rendus les affiliés de Solidaris. Les données datent de 2018. Nous disposons ainsi d’une liste de 7 153 dentistes qui ont eu au moins un contact avec un patient en 2018, et d’informations sur les pratiques de soins de 3 145 667 affiliés de Solidaris – dont 2 469 442 de moins de 65 ans qui constituent la population d’étude de l’analyse ci-présente. La population de référence désigne l’ensemble des affiliés de Solidaris. Cette population ne doit pas se confondre avec la population belge, Solidaris comptant une sur-représentation de personnes défavorisées parmi ses affiliés. Néanmoins, les écarts entre catégories sociales sont très certainement indicatifs de tendances présentes dans toute la population belge.

[2Sciensano (2020), Enquête de santé 2018 : Accessibilité financière aux soins de santé, https://www.sciensano.be/sites/default/files/ac_report_2018_fr_final.pdf.

[3KCE (2019), Performance du système de santé belge – Rapport 2019, https://kce.fgov.be/sites/default/files/2021-11/KCE_313B_Rapport_Performance_2019_Rapport%20FR.pdf.

[4V. Muirhead, A. Levine, B. Nicolau, A. Landry, C. Bedos (2013), Life course experiences and lay diagnosis explain low-income parents’ child dental decisions : a qualitative study, Community Dentistry Oral Epidemioly, Vol. 41, pp. 13-21.

[6European Commission (2020), Feasibility study for a child guarantee – Final report, Publications Office, https://data.europa.eu/doi/10.2767/772097.