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Politique Cadre de vie

En finir avec la grille des loyers ... et la rente locative !

20 septembre 2021 Hugo Périlleux, Pierre Marissal

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Cet article est rédigé par les membres de l’équipe de recherche de l’ULB-IGEAT chargée par le gouvernement bruxellois d’évaluer et mettre à jour la grille des loyers.

Le parlement bruxellois discute actuellement d’un dispositif de régulation des loyers dits « abusifs ». Le principe de ce dispositif est de publier, par type de logements, des loyers de référence sur lesquels des locataires et des propriétaires pourront s’appuyer pour demander une révision du loyer auprès d’une commission (la commission paritaire locative).

Plusieurs acteurs soucieux de la défense des locataires ont défendu ce dispositif. Cependant, il n’est pas certain qu’ils l’aient fait en toute connaissance de cause. Ils ont en particulier pu être influencés par une première grille des loyers estimant à tire indicatif les loyers médians selon les caractéristiques des logements. Cette grille, consultable sur internet, donnait en effet des loyers de référence relativement bas pour les logements de petites tailles, fréquents dans le centre ville et dans le croissant pauvre. Ceci pouvait laisser espérer qu’une part très importante des loyers actuels pourraient y être contestés et révisés à la baisse.

Or, ces espoirs seront très certainement déçus. La première grille de référence, qui était basée sur une modélisation très contestable particulièrement pour les petits logements (et qui n’aurait pas manqué d’être contestée par les propriétaires concernés), sera très probablement révisée (cf. encadré technique). C’est donc en se débarrassant des illusions nées de cette première grille indicative qu’il faut examiner la pertinence du dispositif de régulation proposé.

Deux enjeux doivent être ici distingués. Le premier enjeu, structurel, est de trouver des régulations suffisantes pour mettre fin aux conditions de vie indignes auxquelles le fonctionnement du marché du logement contraint de très nombreux ménages. Le loyer constitue en effet, de par son poids élevé dans le budget des ménages, un levier majeur pour lutter contre les multiples privations qui touchent une part croissante des bruxellois.

Le second enjeu s’inscrit dans l’urgence. Malgré la reprise économique annoncée, il reste très probable que la crise sanitaire débouche sur une crise sociale de très grande ampleur, insuffisamment régulée par les pouvoirs publics engagés dans des politiques classiques de maîtrise de l’endettement. Une politique de redistribution de la rente locative pourrait ici jouer un rôle fondamental.

I. En finir avec la grille des loyers

1. Les enjeux : une situation sociale qui impose de réguler le marché du logement

Les coûts liés au logement représentent 38% du budget des ménages bruxellois locataires (Enquête budget des ménages 2018), et ce n’est là qu’une moyenne qui cache des situations bien plus préoccupantes, en particulier pour les ménages à bas revenus. Une fois payées toutes les dépenses liées au logement, les 25% des ménages les plus pauvres ne disposent que de 8 € par jour et par personne en moyenne pour faire face aux autres dépenses, y compris celles de première nécessité : alimentation, santé, déplacements, habillement, scolarité, etc. (Enquête SILC 2017). Un tel niveau de loyers oblige de nombreuses personnes à se sur-concentrer dans un logement de taille insuffisante ou en mauvais état, avec des conséquences graves en termes de santé mentale, de scolarité, etc. Il pèse également sur l’émancipation d’une partie des jeunes adultes qui, à défaut de pouvoir trouver un logement financièrement accessible, restent coincés sous le toit parental. Il grève souvent lourdement les ressources des ménages, alors que selon la dernière enquête santé nationale (2018, donc avant la crise sociale et sanitaire), environ un ménage bruxellois sur six déclare avoir dû, dans la seule année écoulée, renoncer à des soins de santé pour des raisons financières. Autrement dit, le niveau des loyers ne conduit pas seulement à bafouer le droit à un logement décent ; il fait aussi obstacle à d’autres droits tout aussi fondamentaux, comme celui aux soins de santé. Pourtant, face à la montagne des revenus immobiliers des bailleurs, et malgré la situation sociale alarmante, les pouvoirs publics semblent avec la grille des loyers se contenter d’une souris régulatrice.

2. La régulation sur base d’une grille des loyers : un dispositif très insatisfaisant

L’idée à la base de la grille des loyers est de définir comme potentiellement abusifs les loyers s’écartant fortement (par le haut, … mais aussi par le bas) du loyer estimé normal sur le marché, compte tenu des caractéristiques du logement. Une demande de révision du montant du loyer pourrait dès lors être introduite auprès d’une commission paritaire (où siégeront des représentants des locataires et des propriétaires) sur base de la valeur calculée par la grille. Ce n’est qu’à défaut d’accord à ce stade qu’un juge de paix pourrait être amené à trancher. Ce dispositif soulève plusieurs difficultés que nous décrivons ci-dessous.

a) La révision des loyers sera laissée à l’initiative individuelle

Un premier problème tient au fait que les demandes de révision des loyers potentiellement abusifs seront laissées à l’initiative des locataires. On sait pourtant qu’une partie importante d’entre elles et d’entre eux, particulièrement les plus précaires, ne disposent pas des moyens nécessaires pour entamer de telles démarches que ce soit par manque d’information ou de formation, ou parce qu’il leur semble trop risqué de s’engager dans un rapport de force face à leur propriétaire où ils ont beaucoup à perdre et peu d’espoir de gagner. Les ajustements des loyers potentiellement trop élevés pourraient pourtant être effectués systématiquement, sans aucune démarche des locataires, sur la base des données (éventuellement enrichies) de la banque des baux. Ce serait alors au propriétaire qu’il reviendrait de prendre l’initiative d’une éventuelle contestation devant la commission paritaire.

b) Une marge de contestation trop large restera ouverte aux propriétaires

Un second problème tient aux larges marges de contestation que le dispositif laissera, asymétriquement, aux propriétaires. Le modèle statistique d’estimation des loyers médians sur le marché ne peut en effet, faute de renseignements, prendre en compte qu’une partie des nombreux éléments pouvant conduire à des surcroîts de loyers. En particulier, l’état et la qualité du logement sont mal pris en compte. Les propriétaires pourront dès lors s’appuyer sur toutes les caractéristiques du logement non reprises dans le modèle mais théoriquement susceptibles de justifier un dépassement des valeurs de référence. Par exemple, le propriétaire d’un logement avec une belle vue, bien situé, tout juste repeint, avec du parquet ou des cheminées en marbre pourra justifier un loyer au dessus de la référence. Dans le cas contraire, il est très peu probable que les locataires payant un loyer non excessif selon les critères de la grille entament réellement des démarches de contestation pour faire valoir un « défaut de qualité substantiel » même bien réel. Dépourvus de toute référence pour en juger [1], ils auront en effet face à eux un propriétaire qui pourra quant à lui se prévaloir des valeurs données par la grille pour les logements dits en mauvais état ou de mauvaise qualité.

c) La grille pourrait faire augmenter les loyers des ménages les plus pauvres

Un troisième problème conduit à s’interroger non seulement sur le faible impact à attendre du dispositif, mais aussi sur ses éventuels effets pervers. Globalement, pour une même catégorie de logements, les ménages qui paient plus que le loyer de référence ne sont très probablement pas les mêmes que ceux qui paient moins. Parmi ces derniers, la proportion de ménages plus précarisés est probablement plus élevée. Ayant moins encore que les autres les moyens de payer un loyer trop élevé pour le type de logement qu’ils louent, ces ménages aux faibles revenus ont tendance soit à se rabattre sur des logements présentant des ‘défauts’ ou un mauvais état, caractéristiques souvent mal prises en compte par la grille (et donc difficiles à faire valoir, mais qui tendent actuellement à diminuer le loyer), soit à chercher longuement pour trouver la ‘perle’ rare (disons ça comme ça). A l’opposé, les ménages qui ont des plus hauts revenus pourront accepter des logements plus chers, en bon état selon des caractéristiques non prises en compte par la grille (belle vue, parquet, proximité d’équipements et services,...). Or, il est très probable que le dispositif ne contribuera pas seulement à baisser une partie des loyers jugés trop supérieurs à la médiane (probablement de plus de 20%), mais qu’il conduira également à relever une partie des loyers qui se trouvent en-dessous. Pour les loyers relativement les plus faibles, il semble que la possibilité d’augmentation sera tout simplement intégrée au dispositif lui-même puisque selon le projet en cour d’adoption les loyers pourront être qualifiés d’« abusivement bas » s’ils sont 30 % en-dessous de la référence. Pour les autres, la hausse du loyer pourra se faire au gré des renouvellements de locataires (les hausses de loyers restent parfaitement autorisées en cas de changement de locataires, et dans une ville comme Bruxelles, plus de 10% de la population déménage chaque année). Bref : l’alignement vers le loyer de référence, à la baisse et à la hausse, fera légèrement baisser les loyers des ménages qui en ont le moins besoin, et monter les loyers de ceux qui peuvent le moins le supporter.

d) Le marché comme référence : pas touche au niveau général des loyers

Le problème précédent n’est en réalité qu’une des facettes du problème sans doute de loin le plus important. On l’a dit : le modèle statistique, pour déterminer les loyers de référence, ne fait qu’estimer la médiane des loyers observés. C’est donc le marché qui est pris de manière fétichisée comme référence pour l’estimation des ’justes’ loyers. Dans ces conditions, le niveau général des loyers ne peut jamais, par définition, être considéré comme excessif. L’ambition se borne à réduire les écarts autour de ce niveau, sans le remettre lui-même en cause aussi élevé soit-il.

Cette approche soulève pourtant de graves difficultés. Tout d’abord, pourquoi le marché conduirait-il à des niveaux justes, puisqu’on reconnaît par ailleurs qu’il conduit à des écarts qui ne le sont pas ? Pourquoi le marché serait-il juste en 2020 alors même qu’après plus d’une décennie de hausse, il atteint (avec un hausse de plus de 20% hors index, cf. Figure 1) un niveau moyen qui aurait été considéré comme abusif sur la base du marché 2009 ? Ne serait-ce pas plutôt cette année-là qu’il faudrait prendre comme base ? Ou plutôt le marché de 1997, puisque considérés selon cette référence plus ancienne, les loyers moyens de 2009 sont eux-mêmes abusifs ? Etc. De fait, les loyers ont augmenté de plus de 80 % au-delà de l’inflation entre 1986 et 2020.

Figure 1 : Évolution du niveau général des loyers au-delà de l’inflation de 1986 (=100) à 2020.

On le voit, en se donnant le marché pour guide, le dispositif renonce à toute cohérence quant à la conception du juste loyer moyen. Il renonce, en particulier, à fixer une limite aux taux de rente que peuvent exiger les propriétaires bailleurs. Alors que se loger est un besoin de toute première nécessité auquel le marché ne répond très manifestement pas de manière satisfaisante à Bruxelles, il s’agit là d’un choix social et politique très lourd de conséquences.

3. Sous la technique, des choix avant tout politiques

C’est aussi un arbitrage qui ne s’avoue pas comme tel. La régulation des taux de rente est en effet écartée sans même avoir été publiquement discutée, et sans s’être donné les moyens de le faire. Le ’juste’ loyer est dès le départ considéré comme la simple contrepartie de l’« utilité du logement », sans aucunement s’interroger de la contribution réelle apportée par le bailleur à cette utilité. Selon cette logique, à titre d’exemple, la création d’un espace vert ou l’amélioration de la desserte en transports en commun, en augmentant l’utilité des logements voisins, permet aux propriétaires d’en augmenter les loyers sans aucune contribution de leur part. Ou encore : un bailleur aisé mettant sur le marché locatif un logement qu’il a eu pour seul mérite d’hériter et auquel il ne consacre tout compris que l’équivalent d’une dizaine d’heures de travail par mois, peut néanmoins, suivant la grille des loyers (et selon ses défenseurs), exiger un loyer correspondant au tiers ou à la moitié du temps de travail mensuel de son locataire.

Il n’y a là rien de naturel, et rien non plus qui soit nécessaire techniquement. Il s’agit bien d’un choix politique et (anti)social, opéré au détriment d’autres choix tout autant possibles.

Ainsi, une autre possibilité, qui devrait selon nous être sérieusement discutée, serait de considérer le juste loyer comme la juste rémunération des charges réellement engagées par le bailleur (coûts d’entretien, impôts immobiliers, frais de gestion,…) pour mettre son logement à disposition du locataire. Le dispositif de régulation reviendrait dans ce cas à limiter ce qui, dans le loyer, dépasse ces sommes et que dans la suite nous appellerons ‘rente nette locative’. Il s’agirait donc de plafonner le taux de rente nette locative (la rente nette rapportée aux frais engagés).

Certains objecteront qu’il faudrait plutôt calculer le taux de rente sur le total du capital immobilisé, donc sur la valeur d’achat (voire la valeur du marché) du logement augmentée des frais de mise en location. C’est certainement très contestable sur le plan des justifications théoriques, même sans remettre en cause la légitimité ou l’efficacité du profit (ni l’une ni l’autre ne va de soi). Les risques, pour le bailleur, de perdre son capital sont ici minimes, et ne peuvent être comparés à ceux liés à d’autres investissements non rentiers. Surtout, l’achat d’un logement n’est pas associé dans la grande majorité des cas (de l’ordre de 70 %) à une nouvelle production mais à un simple transfert de propriété d’un bien déjà existant. Dans ce cas, il est clairement erroné de considérer que les bailleurs augmentent le stock de logements à disposition des ménages cherchant à se loger. Au contraire. En réalité, les bailleurs s’interposent entre le stock de logements disponibles et ceux qui en ont besoin (en achetant des logements en vue de le mettre en location, ou en en gardant la propriété quand ils n’en ont plus usage). Et c’est ce pouvoir d’interposition, accessible seulement à ceux qui disposent des richesses nécessaires (éventuellement comme héritiers), qui leur permet ensuite de ponctionner une partie des revenus de ménages en moyenne plus pauvres, bien au-delà de la compensation des frais d’entretien et de mise en location.

Fondamentalement, ne pas limiter la rente n’est pas une question purement technique mais bien un choix social et politique. Deux modèles concernant l’appréhension du marché du logement peuvent être ainsi opposés :

  • Un premier modèle (acceptation des valeurs moyennes du marché ; ou rémunération y compris du capital immobilisé) considère comme tout à fait acceptable de s’approprier un logement existant non pour son usage direct personnel (c’est-à-dire pour se loger) mais en vue de capter une partie des revenus de locataires et/ou dans l’attente spéculative d’une hausse des valeurs immobilières.
  • Un second modèle (rémunération des seules sommes de maintenance, d’entretien, de gestion et de fiscalité) ne considère pas comme socialement souhaitable l’acquisition de logements existants pour ponctionner des revenus de locataires. L’accès à la propriété n’est donc considéré que comme un moyen de garantir l’usage direct et personnel d’un logement. Et la location privée est seulement perçue comme un moyen pour le bailleur de conserver une propriété en vue d’un futur usage personnel (ou familial), tout en étant rémunéré sur les sommes engagées pour la mise en location.
Encadré technique : la grille actuelle sous-estime largement les loyers des petits logements

Dans la grille des loyers actuelle, l’influence de la surface sur le loyer est considérée comme entièrement prise en compte par le type de bien (studio, appartement ou maison) et le nombre de chambres. Une fois ces deux paramètres déterminés (en plus de l’état et de la localisation), la grille renseigne un loyer/m². Cette méthode de détermination des loyers de référence a amené la grille à fortement sous-estimer les loyers des petits logements. (La grille actuelle est diffusée sur http://loyers.brussels, vous pouvez y faire le test). Par exemple, si on prend un appartement 1 chambre de 30 m² dans les Marolles construit avant 2000, avec du chauffage central, des vannes thermostatiques, sans double vitrage, ni jardin, ni cour, ni cave, ni grenier, ni garage et pour lequel on ne connaît pas le PEB, le loyer renseigné est d’environ 230€. Ce loyer est censé être une photographie du marché mais il est évident qu’il est largement sous-estimé vis-à-vis de ce qui est pratiqué. Pour résoudre ce problème, le gouvernement avait lancé un appel d’offre destiné à des prestataires de recherche. Nous avons répondu à la mission en réalisant un modèle qui tient compte de la surface pour estimer le loyer/m² une fois le type de biens (studio, appartement ou maison) et le nombre de chambres déterminés (ainsi que l’état et la localisation).

Figure 2 : Comparaison pour les appartements une chambre des estimations par la grille actuelle et notre modèle.

Le graphique (figure 2) montre, en pointillé, le loyer renseigné par m² par la grille actuelle pour un appartement 1 chambre. La droite est horizontale puisque le prix au m² a été considéré comme indépendant de la surface. Pour illustrer, nous avons pris les cas extrêmes d’un logement en mauvais état dans un quartier « pauvre » (rouge) et en bon état dans un quartier « riche » (bleu). On voit qu’en dehors des logements de grande taille les loyers de l’enquête (les points noirs) sont bien au-dessus de ces droites horizontales. Le problème de sous-estimation est ainsi confirmé par les données. Nos estimations quant à elles, qui serviront pour la nouvelle grille (cf. les courbes pleines sur le graphique), collent beaucoup mieux aux données.

Le prix au m² y est considéré comme évoluant dégressivement avec la surface, selon une relation proportionnelle à l’inverse de cette dernière. Cette relation, qui suppose que le loyer de chaque m² additionnel diminue avec la surface totale, est compatible avec l’hypothèse d’un effet de « pas de porte » (c’est-à-dire l’existence d’un loyer de base pour le simple accès à un logement quel qu’il soit). En appliquant ce modèle, il ressort que pour un logement de 30 m² en mauvais état dans un quartier pauvre, on passe d’un loyer de référence de 8,8€/m² à environ 17€/m² soit près du double. Nous le regrettons mais les estimations erronées de la première grille des loyers ont fait naître des espoirs illusoires quant aux possibilités d’obtenir des révisions pour les locataires.

II. En finir avec la rente locative

1. Un manque (révélateur ?) de documentation statistique

Le premier modèle, considérant comme acceptable de tirer une rente d’un logement, est celui dans lequel se place (sans en discuter) le dispositif de grille des loyers. Prendre le second au sérieux, à savoir la simple compensation des coûts de mises en location, supposerait d’examiner sur base d’une documentation statistique cohérente une série de questions relatives entre autres à l’ampleur des rentes nettes potentiellement récupérables, aux risques sociaux qu’un tel modèle pourrait avoir sur les bailleurs à faibles revenus et aux effets éventuels d’un tel modèle sur la création de logements nouveaux.

Or, et c’est là un problème supplémentaire, si le fonctionnement du marché locatif fait l’objet d’un certain effort de documentation du point de vue de la demande, ce n’est pas le cas de l’offre. Il est très révélateur à cet égard que l’Observatoire des loyers n’enquête que sur les locataires et nullement sur leurs bailleurs. S’agissant d’un outil destiné à documenter le marché locatif privé, il est évidemment très handicapant de négliger une des deux catégories d’acteurs directement concernés. Ainsi, il serait impératif de pouvoir correctement documenter les aspects suivants :

  • Quel est le profil socio-économique des bailleurs ?
  • Comment ont-ils acquis les logements qu’ils mettent en location ? Par héritage, par don, par achat d’un premier logement d’abord occupé en propriété, dans une logique directe d’investissement ?
  • Quel est le montant mensuel moyen de leurs coûts pour mettre leurs logements sur le marché locatif ?
    Aussi incroyable soit-il, toutes ces questions essentielles restent pour l’instant largement ignorées, même lorsque des bases de données existent pour les documenter (en particulier, les données de la Documentation patrimoniale).

Les questions qu’on choisit de poser en disent souvent long sur les réponses qu’on est prêt à accepter. L’aveuglement qu’ont témoigné jusqu’à présent les pouvoirs publics quant aux profils de propriétaires bailleurs est sans doute révélateur de la faiblesse des régulations jugées envisageables.

2. Les loyers : une manne très importante captée par des rentiers rarement menacés par la précarité sociale

La pauvreté des sources statistiques n’empêche pas d’avancer quelques ordres de grandeur d’une part sur l’importance des rentes nettes ponctionnées par les bailleurs, et d’autre part sur la part des bailleurs qui seraient en difficulté en cas de forte réduction de leurs rentes locatives.

a) La rente nette représente la moitié des loyers

Par rapport aux charges réellement assumées par les bailleurs (frais de maintenance et d’entretien – y compris les réparations lourdes –, frais de gestion et de fiscalité), la rente locative apparaît très élevée. Avec un loyer mensuel moyen de l’ordre de 750 euros et en évaluant les frais d’entretien et de remise en état à 2000 euros par an et les impôts fonciers à 2000 euros, la part du loyer excédant les frais de mise en location s’élève à 50%, soit une rente nette de l’ordre de +100% (50/50). Dans l’optique sociale du deuxième modèle de mise en location, les éventuelles charges hypothécaires pesant sur une partie des logements mis en location ne doivent pas être prises en compte (l’achat d’un logement doit rester motivé par la volonté d’en faire un usage personnel, et non dans une optique de placement rentier, y compris lorsque la rente est utilisée pour faire payer son propre logement par ses locataires temporaires). A court terme, le problème se pose cependant autrement en cas de suspension des rentes nettes sans période de transition dans le cadre de politiques d’urgence liées à la crise post-covid.

Figure 3 : Évaluation de la rente locative moyenne.

La masse annuelle des loyers à Bruxelles s’élève à environ 2.25 milliards d’euros si on multiplie le loyer moyen (750€) par le nombre de logements loués (250 000). Ensuite, par soucis d’agir rapidement, on peut retirer les revenus locatifs associés à un emprunt. Il y a 185 000 prêts hypothécaires à Bruxelles en 2019 selon la BNB qu’il s’agit de rapporter au 340 000 logements ayant un bailleur bruxellois ou habités par leur propriétaire (cette estimation est prudente puisque les prêts hypothécaires sont probablement plus fréquemment contractés par des propriétaires occupants que par des propriétaires bailleurs et que les hypothèques peuvent servir à d’autres fins). En soustrayant les dépenses estimées à la charge des bailleurs, la masse nette est de 500 millions d’euro (2,25 milliard * (1 - (185/340)) * 0,5), soit l’équivalent d’environ 10% du budget régional. Plusieurs éléments plaident pour un système de régulation forte permettant la redistribution grande partie de cette masse rentière.

b) Les logements sont détenus par peu de propriétaires pauvres et beaucoup de propriétaires aisés non-bruxellois

Une régulation forte des loyers est nécessaire. Elle est aussi possible sans les risques annoncés de précarisation des bailleurs. De fait, la ponction nette sur les locataires est très majoritairement exercée au profit de ménages aisés. Sa suppression pure et simple ne menacerait donc de précarisation qu’une part très faible des propriétaires bailleurs (pour lesquels des mesures spécifiques seraient nécessaires [2]). À titre d’exemple, la part des logements détenus par des bailleurs « pauvres » (bruxellois ou non) peut être estimée à 8,3 ou 12,7% seulement si l’on considère comme potentiellement précaire tout bailleur classé, selon ses revenus imposables (qui excluent pour l’essentiel les revenus locatifs) parmi les 30% les plus pauvres, et qui ne loue pas à plus d’une ou deux adresses respectivement (différente(s) de sa propre adresse).

Figure 4 : Proportion cumulée de logements par décile de revenu fiscaux des propriétaires.
Sources : Travaux d’une thèse inachevée de J. Charles portant sur la situation 2002 à Bruxelles, sur base des données cadastrales et d’enquêtes.

Par contre, environ 40 % des logements mis en location par des personnes privées appartiennent à des personnes résidant en dehors de la région de Bruxelles-Capitale. Et plus de 80 % de ces logements sont détenus par des propriétaires non bruxellois qui se situent dans les 50 % les plus riches (sans tenir compte de l’essentiel des revenus liés à la location). En bref, si des bailleurs pauvres existent, ils sont largement marginaux tandis qu’une part considérable des loyers est captée par des bailleurs non bruxellois aisés.

3. La rente locative est problématique aussi du point de vue macroéconomique

D’un point de vue macroéconomique, cette rente nette conduit à une perte double pour l’économie régionale. D’une part, les ménages bailleurs, qui ont des revenus en moyenne plus élevés que ceux des ménages locataires, épargnent davantage et réinjectent donc une moindre part de leurs revenus dans la consommation locale.

D’autre part, une part importante des propriétaires bailleurs ne réside pas à Bruxelles et n’adresse très probablement qu’une part faible de sa consommation à l’économie régionale.

Enfin, dans le cadre de la fragilisation des systèmes de retraites, l’acquisition immobilière en vue d’une rente locative pourrait devenir une forme plus fréquente d’épargne pension de fait, ouverte seulement à ceux qui disposent des moyens nécessaires, et conduisant à un financement des retraites sur une base particulièrement inégalitaire.

Conclusions

Quelques principes pour la mise en œuvre d’une redistribution de la rente locative

Du point de vue des dispositifs, la réflexion sur les politiques de régulation du marché locatif privé doit nous semble-t-il distinguer le court et le plus long terme. A court terme, des moratoires sur la rente locative nette constitueraient un puissant levier d’action pour les politiques d’urgence face à la crise sociale liée à la pandémie. La rente nette représente une part importante des budgets des ménages précarisés alors que les risques de précariser les bailleurs sont très faibles, compte tenu de leur profil socio-économique (et en prenant en compte dans les frais, le cas échéant, les éventuelles charges d’emprunts pesant sur les logements mis en location).

A plus long terme, une politique de très forte réduction de la rente locative nette nous apparaît à la fois nécessaire et possible, y compris à brève échéance avec la mise en place d’un dispositif de transition vers un nouveau système de régulation. S’il n’est pas dans notre propos (ni dans nos capacités) de préciser les modalités d’un tel système, il nous semble cependant qu’il ne devrait pas prendre la forme d’une simple annulation de la part des loyers dépassant les frais de mise en location (avec une éventuelle majoration), et qu’il supposerait la réorientation d’une partie de cette dernière vers une caisse publique. Plusieurs éléments plaident pour un tel dispositif :

D’abord, une simple annulation des rentes nettes conduirait très probablement à un transfert bénéficiant davantage aux locataires payant les loyers les plus élevés, en moyenne plus aisés. Au contraire, l’alimentation d’une caisse publique permettrait la mise en place de politiques de redistributions correctrices.

Ensuite, une caisse publique serait nécessaire à la fois pour soutenir les bailleurs mis en difficulté sociale par la réduction des rentes (très minoritaires comme on l’a vu), et pour assurer ou stimuler si nécessaire la création de nouveaux logements.

Enfin, il faudrait également examiner si, indépendamment de la réorientation de la rente, le maintien d’un lien entre le loyer et les caractéristiques du logement (en particulier, la taille) n’est pas utile comme incitant à l’adaptation du choix du logement à la taille du ménage. Il faut souligner ici que ce problème se pose déjà dans le cadre du marché, de manière aiguë mais sans avoir donné lieu à une régulation en conséquence, pour les logements occupés par leur propriétaire. La propriété apparaît en effet comme un facteur important figeant des sous-occupations structurelles des logements, particulièrement lors de la réduction de la taille des ménages suite à la décohabitation des enfants.

En finir avec la rente est faisable politiquement

La faible proportion des bailleurs qui pourraient être précarisés en cas de forte réduction de la rente nette locative ne permet pas de se prononcer sur son acceptabilité. Il est cependant presque certain que les bailleurs qui ne seraient pas menacés, largement majoritaires, se montreront très généralement hostiles à tout dispositif de régulation forte de leurs profits. Leur poids politique ne doit cependant pas être surestimé. Au niveau régional, en s’en tenant aux personnes physiques (très largement majoritaires), les bailleurs résidant à Bruxelles ne représentent que entre 10 et 15% des ménages bruxellois [3]. Bien sûr, l’arc d’opposition s’étend probablement à certains locataires, et surtout à une partie non négligeable des propriétaires non bailleurs, qui peuvent envisager de le devenir plus tard et être hostiles à la perte de valeur vénale de leur bien. On peut d’ailleurs faire raisonnablement l’hypothèse que cette catégorie de propriétaire est bien représentée parmi les cadres politiques et administratifs, ce qui pourrait contribuer à expliquer la frilosité régulatrice des pouvoirs publics en la matière. Deux points sont à retenir ici. D’une part, les propriétaires restent clairement minoritaires dans la population bruxelloise (environ 40% des ménages). D’autre part, les intérêts des (candidats) propriétaires occupants et des propriétaires bailleurs ne sont pas systématiquement convergents. La baisse des valeurs vénales induite par la réduction des rentes potentielles pourrait ainsi contribuer à faciliter l’acquisition d’un logement pour les futurs propriétaires occupants (et à limiter au passage la part ponctionnée par les banques). La défense argumentée d’un dispositif de régulation séparant clairement la propriété pour l’usage direct et la propriété pour la rente devrait pouvoir fragiliser le front entre bailleurs et propriétaires occupants.

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Notes

[1La simple concentration spatiale des logements en mauvais état limite par exemple la possibilité d’appuyer son jugement sur la comparaison avec des logements connus dans son voisinage résidentiel.

[2Par exemple au travers d’une caisse de solidarité nourrie par une partie des rentes récupérés sur les autres bailleurs

[310 % si on exclus les ménages bailleurs uniquement à domicile Ces bailleurs à domicile incorporent une part difficile à évaluer de bailleurs fictifs, qui occupent un immeuble mono-familial mais que le cadastre (par exemple suite un remembrement de fait non enregistré) continue de considérer comme un ensemble de plusieurs logements.