Inégalités d’accès aux médias publics en Belgique francophone
Une étude de cas : les invités de Matin Première (RTBF Radio)
19 février 2015
Hormis les informations relatives à l’évolution de ses parts de marché, on trouve finalement assez peu de données quantitatives ou qualitatives sur les médias publics en Belgique francophone. Le fétichisme des responsables de la RTBF à l’égard de l’audimat, désormais seul indicateur de l’évolution des médias publics, explique en grande partie cette situation. Pour s’émanciper de cette vision, il semble urgent de valoriser ou de créer d’autres indicateurs davantage sensibles à des problèmes politiques importants comme ceux de l’(in)égalité d’accès aux médias publics, tant au niveau du profil des personnes qui peuvent s’y exprimer, qu’au niveau des contenus qui peuvent y être abordés.
Massimo Variolo@flickr
C’est précisément pour essayer d’avancer sur cette question que je me suis intéressé à l’émission « L’invité de la Première », émission diffusée du lundi au vendredi entre 7h45 et 8h sur les ondes de La Première, une des radios de la RTBF [1]. Le principe de l’émission est d’interviewer durant douze à treize minutes un ou plusieurs intervenants sur un sujet d’actualité. A partir des informations disponibles sur le site internet de La Première, j’ai recensé l’ensemble des émissions qui se sont déroulées entre le 22 février 2013 et le 25 février 2014, soit, l’année précédant le début de la campagne électorale et la mise en place par la RTBF d’un dispositif de distribution du temps de paroles pour les élections régionales, communautaires et fédérales du 25 mai 2014.
Typologie des émissions | Nombre d’émissions | Pourcentage |
---|---|---|
Emissions avec un invité politique | 136 | 53% |
Emissions avec un « expert » | 85 | 32% |
Emissions spéciales avec au moins 2 invités, « experts » et/ou politiques | 37 | 15% |
TOTAL | 258 | 100% |
Sur l’ensemble de la période, j’ai relevé 258 émissions qui peuvent être regroupées en trois catégories : les émissions avec un invité politique (53%), les émissions avec un « expert » (32%), les émissions spéciales avec au moins 2 invités, « experts » et/ou politiques (15%). Par rapport à ces trois catégories, je me suis principalement intéressé aux émissions où l’invité est un acteur politique. Ce choix s’explique par le fait que ces émissions sont les plus nombreuses, que le contexte pré-électoral s’y prêtait bien, mais tout simplement aussi parce que les informations concernant ces invités tel que leur âge ou leur positionnement politique sont bien plus accessibles que celles concernant les « experts ».
Lorsqu’on observe la distribution des invitations en fonction des partis, on constate que les 4 « grands » partis (PS, MR, Ecolo, CDH) monopolisent 90% des invitations. La répartition de ces invitations est très symétrique : d’un côté, 32 invitations pour le PS et 31 pour le MR, et de l’autre 28 pour Ecolo et 26 pour le CDH. Cette jolie distribution pourrait s’expliquer par une « entente » qu’on pourrait qualifier d’oligopolistique entre les 4 « grands » pour contrôler le marché médiatique et rendre plus difficile l’entrée de nouveaux concurrents.
Ce partage d’influence renvoie aussi au mode de désignation des membres du CA de la RTBF. Ces derniers sont en effet élus par le Parlement de la Communauté française en fonction du poids électoral de chaque parti. Ainsi, entre 2009 et 2014, la présidente du CA de la RTBF était ECOLO. Le parti vert disposait également d’un siège de membre effectif. De son côté, le PS, en plus d’un poste de vice-président, disposait de 4 membres effectifs dans le CA. En ce qui concerne le MR, il détenait un poste de vice-président du CA et de 3 postes de membres effectifs. Quant au CDH, il occupait un poste de vice-président et un siège en tant que membre effectif du CA.
La distribution des invitations montre également une très faible représentation des partis néerlandophones (7,5%), Spa (3%), CDnV (2%), VLD (2%), Nva (0,5%). Ces chiffres tendent à créditer la thèse, si décriée, de Bart De Wever sur l’existence en Belgique de deux démocraties de moins en moins connectées. Dans le même ordre d’idées, on constate, à l’exception notable de deux invitations adressées à des membres du PTB, une totale absence d’invités issus de partis non représentés dans les parlements. Il est évident que cette situation pose d’énormes questions par rapport aux possibilités d’expression de problèmes, de positions et de propositions politiques alternatives de la part de la société civile. Cette manière de favoriser l’expression des mêmes et d’empêcher l’expression des autres renforce aussi l’apathie qui caractérise assez bien l’état actuel du débat politique.
A l’intérieur des quatre « grands » partis, on trouve également un déséquilibre significatif entre ceux que les journalistes appellent les « ténors » et les « deuxième couteau » de la politique. Si on considère la concentration de la distribution des invitations, seulement 17 personnes (12%) se partagent 44% des invitations. C’est finalement ce quarteron de politiciens qui monopolisent l’agora médiatique.
Les inégalités concernent aussi la répartition hommes/femmes. Les femmes ne représentent que 20% de l’ensemble des invitations. Il existe des variations entre partis. Le pourcentage de femmes est plus important au CDH (30%) et à Ecolo (28%) qu’au MR (19%) et au PS (15%). Mais les hommes restent partout très largement majoritaires.
Si on compare la moyenne d’âge des politiques invités (51,6 ans) à l’âge médian en Belgique (2005) des hommes (39,6 ans) et des femmes (42,1 ans), on constate un écart de 10 ans. Près des deux tiers des politiciens invités (64,7%) ont plus de 50 ans. A la lecture de ces chiffres, on pourrait penser qu’il faut avoir un âge certain pour pouvoir parler de politique. La sous-représentation des moins de 50 ans dans les médias a sans aucun doute des répercussions importantes au niveau de la manière de poser certains problèmes et de les hiérarchiser (cf. problèmes liés au travail, au logement, au chômage, à l’éducation, à la sécurité, à l’immigration, etc.). On pourrait ainsi se demander quelles sont les classes d’âge (et les classes sociales) qui actuellement dans les médias disposent d’une réelle capacité de mettre à l’agenda un débat en tant qu’« urgent », « prioritaire », ou « accessoire ».
De manière plus transversale, et pour conclure, il est intéressant de revenir sur le nombre d’invitations adressées à chaque parti. On a l’impression que celui-ci résulte de la combinaison de deux logiques, l’une électorale (le poids des partis à l’issue des scrutins) et l’autre purement médiatique. Cette dernière logique semble reposer sur la propension des journalistes à mettre en scène des antagonismes pour raconter des histoires, entre autre des histoires de duels, afin d’augmenter leur audience. Le MR face au PS. Ecolo face au CDH. Comme lors d’un match de foot entre le Standard et Anderlecht, les journalistes parlent aujourd’hui du débat MR/PS comme d’un « classico » des campagnes électorales. Voire les « duels » Didier Reynders/Elio Di Rupo, Charles Michel/ Paul Magnette lors des dernières élections. Quant à Ecolo et au CDH, ils semblent condamnés à ne pouvoir briguer que la troisième place du « podium ».
Si cette logique de mise en spectacle du débat public était sans effets politiques, à la limite, on s’en ficherait. Mais force est de constater que cette mise en scène a pour effet de minimiser l’existence de convergences réelles entre les politiques mises en œuvre par le PS et le MR, que certains disent pourtant opposés comme l’eau et le feu, alors qu’en définitive, ils sont alliés dans des majorités gouvernementales depuis près 15 ans. Les convergences entre ces deux partis portent autant sur leur vision du développement (idéologie de la croissance, sacralisation du PIB, modèle de la compétition), que sur les politiques à mettre en œuvre (modération salariale, exonérations fiscales, élévation de l’âge de la retraite, contrôle et « activation » des chômeurs, dégressivité du chômage, etc.). Les convergences entre ces partis tiennent aussi aux manières de s’exprimer et de véhiculer des « mots d’ordre » qui sont systématiquement ressassés par des politiques du PS et du MR, comme par exemple : « La bonne nouvelle, c’est que l’espérance de vie augmente, on vit de plus en plus longtemps. Mais en même temps, il faut comprendre qu’on devra travailler plus longtemps, donc reculer l’âge de la pension », etc.
Finalement, la logique de mise en spectacle tend à transformer le débat politique en une sorte de combat truqué comme dans le catch. A ce sujet, Roland Barthes écrivait dans Mythologies : « Le vrai catch, dit improprement catch d’amateurs, se joue dans des salles de secondes zones, où le public s’accorde spontanément à la nature spectaculaire du combat, comme fait le public d’un cinéma de banlieue. Ces mêmes gens s’indignent ensuite de ce que le catch soit un sport truqué (ce qui, d’ailleurs devrait lui enlever son ignominie). Le public se moque complétement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison ; il se confie à la première vertu du spectacle ; qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence ; ce qui lui importe ce n’est pas ce qu’il croit, mais ce qu’il voit. » [2]
Notes
[1] L’émission « L’invité de la Première » s’insère dans le programme de la « matinale » de la radio publique : « Dès 5h, Marie Vancutsem accompagne votre réveil avec la découverte pour leitmotiv. Retrouvez Cinq sur Cinq, l’interview d’une personnalité tout au long de la semaine, la séquence découverte et le Tour des Régions pour l’actualité proche de vous. Georges Lauwerijs prend le relais à 7h pour une tranche d’information qui accueille l’invité de Bertrand Henne à 7h45. Le grand journal de 08h présenté par Mehdi Khelfat raconte et décode le monde d’aujourd’hui. A 8h35, place à Connexions. Robin Cornet vous invite à débattre d’une question d’actualité. Le débat démarre chaque soir, dès 18h15 sur le web et notre répondeur. » (La première).
[2] Rolland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, p.11