Qui invite-t-on à la radio ?
Contribution à l’analyse des inégalités médiatiques
14 août 2019
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 6 novembre 2017
Plusieurs réunions se sont tenues à la fin de l’année 2016 pour tenter d’analyser et critiquer le discours médiatique. Cela a abouti à la création de l’ « Observatoire critique des médias ». Cet article est le fruit de ce travail.
Pour analyser les inégalités médiatiques, différentes méthodes sont possibles : minutages, relevés d’invités, analyses de discours, réflexions sur la place laissée aux différentes actualités… Cet article synthétise les résultats d’un relevé des invités d’un panel d’émissions de radios d’information de la chaine de service public francophone La Première (RTBF).
James West@flickr
700 invités environ ont été relevés. L’objectif était d’analyser en particulier les inégalités de genre et socio-économiques.
Les émissions relevées sont les suivantes :
– Matin première : toute l’année 2016
– Un samedi d’enfer : toute l’année 2016
– Le forum midi première : du 1/09 au 31/12/2016
– CQFD : du 1/09/2016 au 31/12/2016
– Dans quel monde on vit : du 1/09 au 31/12/2016
– Face à l’info : du 1/09 au 31/12/2016
– La semaine de l’Europe : du 1/09 au 31/12/2016
Constat 1 : Une faible représentativité des invités
Toutes émissions | Invité principal du matin | Invités du soir | Invités autres tranches horaires | |
---|---|---|---|---|
Hommes/femmes politiques | 38% | 55% | 19% | 14% |
Patronat et représentants des chefs d’entreprises | 5% | 8% | 4% | 5% |
Syndicats et représentants des travailleurs | 3% | 4% | 1% | 1% |
Experts académiques | 16% | 12% | 29% | 21% |
Société civile/ONG | 5% | 3% | 6% | 10% |
Journalistes | 12% | 5% | 19% | 20% |
Économistes | 2% | 1% | 3% | 3% |
Responsables administratifs | 7% | 8% | 5% | 6% |
Autres | 13% | 5% | 14% | 20% |
Les invités politiques, journalistes et académiques sont surreprésentés. Cela tient à la nature des émissions d’information, où l’actualité politique prend une place majeure et où des « experts » académiques, journalistiques, économistes…, sont invités à « décrypter » et commenter l’actualité. Ce choix, fait au nom de la qualité des invités [1], ferme la porte à d’autres voix : travailleurs, citoyens, non-professionnels, monde associatif…
En outre, quelques « bons clients » monopolisent ces émissions. Ce manque de diversité des invités, choisis souvent pour leur disponibilité, formate et limite la variété des analyses [2].
Autre enjeu, la représentation des populations d’origine étrangère et des minorités visibles, que nous avons choisi de ne pas analyser car un relevé sur base du nom, de la couleur de peau ou tout autre critère serait hasardeux.
Pour une analyse détaillée de cette problématique d’inégalité d’accès aux médias, nous vous renvoyons à l’article "Inégalités d’accès aux médias publics en Belgique francophone".
Constat 2 : Un révélateur aggravé des inégalités de genre
Autre élément, la sous-représentation des femmes. Comme l’illustre le tableau suivant, on recense moins de 20% d’invitées. Cette inégalité tient au profil des invités, majoritairement des politiciens et des experts, académiques ou autres, domaines où les femmes sont sous-représentées [3]. Néanmoins, que ce soit en politique ou dans le monde académique, la représentation des femmes est toujours inférieure à celle observée parmi les invités radiophoniques.
Cette inégalité aggravée tient sans doute à plusieurs éléments. Cela tient sans doute à la volonté d’inviter des « voix connues », établies dans leur profession et élevées dans la hiérarchie, parmi lesquelles les femmes sont moins nombreuses. On observe aussi surreprésentation des hommes parmi les « porte-paroles ». Enfin les interviews sont menées très majoritairement par des hommes, moins de 20 % des présentateurs principaux des émissions de La Première étant des femmes [4] … Dans tous les cas, ce choix limite la diversité des points de vue proposés.
Autre constat, hors des tranches horaires les plus écoutées, la part des invitées dans les émissions d’information augmente, tout comme la part des présentatrices, qui « monte » à 22% en semaine en dehors des tranches 6-9h et 17-19h et à 28% le weekend. Les femmes, c’est (un peu plus) pour les heures creuses.
Invitées radiophoniques | Toutes émissions | 20% |
Invité principal du matin | 17% | |
Invités du soir | 19% | |
Invités autres tranches horaires | 28% | |
Monde politique (2017) | Élues au Sénat | 39% |
Élues à la chambre | 50% | |
Élues régionales (des trois régions) | 42% | |
Ministres fédérales et régionales francophones | 26% | |
Monde universitaire (2010) | Professeures | 25% |
Chargées de cours | 32% | |
Docteures | 42% |
Constat 3 : un vecteur du discours économique dominant
La critique du traitement de l’actualité socio-économique, à propos par exemple de l’accent mis sur les nuisances des mouvements sociaux ou le privilège donné au discours économique dominant a déjà fait l’objet de plusieurs publications sur ce site : "Trop de grèves tue la grève ?" ainsi que "Les attaques contre l’action syndicale, un discours de classe, biaisé et vecteurs d’inégalités sociales".
Au niveau de notre relevé, apparait un fort déséquilibre entre syndicats et représentants patronaux, puisque ces derniers sont invités presque trois fois plus souvent tout au long de l’année, comme l’illustre le tableau suivant.
Syndicat | Patronat | |
---|---|---|
Toutes émissions | 16 | 44 |
Invité principal du matin | 10 | 19 |
Invité principal du matin en période de conflit social* | 7 | 6 |
*c’est-à-dire invité 7 jours avant ou après une grève ou une manifestation nationale.
Lorsqu’on analyse les moments où sont invités ces interlocuteurs sociaux apparait un second déséquilibre : les représentants syndicaux sont surtout audibles en période de conflit social, alors que les représentants patronaux sont invités en toute période.
Cela a plusieurs conséquences :
– Le bruit de fond, entendu tout au long de l’année, est dominé par la parole patronale, on invite rarement un représentant syndical pour débattre/discuter de la situation sociale ou économique.
– Au contraire, en période de crise, alors qu’ils étaient jusque-là inaudibles pour expliquer les enjeux de fond, les représentants des travailleurs doivent expliquer ces manifestations/grèves et les nuisances associées et surmédiatisées.
Pour les représentants des travailleurs, outre l’enjeu du conflit social lui-même, se pose donc aussi la question de l’explication et la médiatisation compliquée de celui-ci, en raison de leur moins bon accès à l’antenne et au risque de n’y être invité que pour se justifier des « violences » et « nuisances » induites.
Dans un même ordre d’idée, le discours économique est dominé par la parole des économistes « orthodoxes », défendant le modèle libéral dominant. Au contraire, les économistes « hétérodoxes » proposant un discours alternatif, critiquant les choix économiques actuels, sont deux fois moins invités [5].
Orthodoxe | Hétérodoxe | |
---|---|---|
Toutes émissions | 17 | 6 |
Invité principal du matin | 6 | 0 |
Là aussi, les moments où ces paroles sont entendues sont éclairants. Ainsi, sur le dossier du CETA [6], en dehors des invités politiques, nous avons recensé sept invités pro-CETA contre deux anti-CETA, qui n’ont été invités qu’à partir du moment où des mouvements sociaux contre la négociation de cet accord ont été relayés dans les médias.
Cet état de fait accrédite auprès des auditeurs l’image d’une absence d’alternatives par rapport aux choix économiques actuels. Ces choix rédactionnels tiennent probablement à plusieurs éléments :
– Il y a beaucoup plus d’économistes orthodoxes qu’hétérodoxes, la formation en sciences économiques est fondamentalement basée sur une approche libérale [7].
– Il est plus simple et plus rapide de ne pas remettre en cause le discours dominant, dans un contexte où les journalistes ont moins de temps pour préparer leurs sujets.
– Les organisations patronales ont un pouvoir économique et de lobbying puissant et maitrisent les outils de communication : envoi de communiqués de presse, mise à disposition de communicants…
La presse, un témoin ou un acteur des inégalités ?
Cette brève analyse, qui laisse de nombreuses questions ouvertes [8], soulève néanmoins une interrogation clé : la presse est-elle un témoin ou un facteur aggravant des inégalités par les discours qu’elle participe à diffuser ? En corollaire se pose une autre question, plus complexe encore : comment se construit le discours médiatique ?
Sans avoir la prétention de répondre à ces questions, force est de constater, à l’issue de cette analyse, que le service public radiophonique francophone belge, par ses choix d’invités, offre une vision non représentative de la société, selon tous les points de vue que nous avons analysés.
Cette introduction très partielle à la problématique médiatique ouvre de nombreuses perspectives, que nous vous invitons à traiter avec nous, si vous le souhaitez, en participant à l’« Observatoire critique des médias ».
Notes
[1] À ce sujet, voici un article de la revue recherches sociologiques et anthropologiques, « Le “sociologue-expert” à la télévision : un sens pour la posture sociologique ? » .
[2] Voir à ce propos deux article : Experts médiatiques de Caroline Van Wynsberghe et Baptiste Campion publié sur Revue Nouvelle. Ainsi que La politologue invisible publié sur le site Revue Politique.
[3] Chiffres de l’institut pour l’égalité des hommes et des femmes et de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
[4] C’est-à-dire le(s) présentateur(s) principal/aux indiqué(s) dans la grille de La Première.
[5] La distinction entre orthodoxe et hétérodoxe s’est faite à partir de différents critères : appartenance à des organismes défendant ou au contraire s’opposant au modèle économique dominant et/ou position personnelle sur plusieurs questions clés : réduction des dépenses publiques, libre-échange, défense de la régulation libérale.
[6] Accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada
[7] Lire à ce sujet l’entretien avec Paul Jorion : "En sciences économiques, on fait face, en permanence, à des dogmes". Ainsi que l’interview d’Olivier Malay dans Le Soir et disponible sur le site de ToutAutreChose.
[8] Sans être exhaustif, voici quelques questions que nous avons soulevées :
– Quel point de vue/groupe social défend l’invité ?
– Quelles sont les autres activités de l’invité ? Sont-elles signalées par le journaliste ?
– Combien de fois cet invité a-t-il eu le droit à la parole ?
– L’invité est-il confronté à un contradicteur ?
– Comment est traité l’invité par le journaliste ?