Mixité sociale dans les écoles et inégalité scolaire
1er octobre 2018
L’objectif de cet article est d’apporter une réflexion sur l’effet de la mixité sociale dans les écoles sur les inégalités scolaires en Belgique [1]. Il s’inscrit dans des discussions que nous avons eues au sein de l’observatoire. Le point de vue défendu ici est que la mixité sociale dans les écoles contribue à la réduction des inégalités scolaires, même s’il faut se garder d’une idée qui verrait la mixité sociale comme une solution miracle à tous les maux.
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Disons-le d’emblée, d’un point de vue de la philosophie politique, je ne pense pas que la mixité sociale soit un objectif en soi. L’objectif doit être de réduire les inégalités scolaires, c’est-à-dire permettre à chaque enfant (quelle que soit son origine) de bénéficier d’une éducation d’égale qualité. Remplacer l’idéal d’égalité de résultats ou de condition par un idéal de mixité sociale me semble une forme de renoncement. Un peu comme l’idée d’égalité des chances peut légitimer certaines inégalités [2], un objectif de mixité sociale qui viserait à diluer les pauvres pour dissoudre la question sociale serait profondément inquiétant. Ceci dit, si certaines formes de mixité sociale ont pour conséquence la réduction d’inégalités sociales, alors elles peuvent être vues comme un moyen à ne pas négliger dans la lutte contre ces inégalités.
Par ailleurs, cet article n’a pas pour ambition de traiter de la mixité sociale en général, mais uniquement de la mixité scolaire. Parce que la mixité sociale n’est pas désirable pour elle-même, il faut voir pour chaque domaine particulier, si la mixité a un effet positif ou négatif (voire pas d’effet du tout) sur les inégalités. On peut par exemple douter des effets positifs des ambitions de mixité sociale dans les quartiers pauvres [3]. On a aussi montré que des associations ethniquement non mixtes favorisent l’intégration des populations d’origine étrangère [4]. Ainsi, dans certains cas, certaines formes d’entre soi et de non-mixité peuvent être bénéfiques. Ces constats me font douter même de la pertinence d’un concept de mixité sociale « en général ». Les mixités sociales dans les écoles, les quartiers, les associations, les clubs sportifs, les mouvements politiques… ne renvoient-elles pas à des réalités, des vécus et des enjeux très différents ?
Quelques constats factuels
Pour évaluer l’impact de la mixité sociale sur l’inégalité scolaire, on peut comparer les systèmes scolaires de différents pays pour voir si ceux où la mixité sociale dans les écoles est plus importante sont ceux où les inégalités scolaires sont les plus faibles. Plusieurs études tendent à montrer qu’il y a un lien important entre l’ampleur des inégalités scolaire et la faiblesse de la mixité sociale. [5] Pour l’illustrer, le graphique 1 croise un indicateur de ségrégation sociale entre écoles avec un indicateur d’inégalité scolaire – cette dernière étant définie comme l’ampleur du lien entre l’origine sociale des élèves et leurs performances scolaires. Ainsi, plus les résultats scolaires des élèves sont déterminés par leur origine sociale (diplômes, professions et niveau de richesse des parents), plus le système scolaire est considéré comme inégalitaire. [6] On observe une relation très nette entre le niveau de la ségrégation scolaire et celui des inégalités. Autrement dit, plus un pays a des écoles socialement ségréguées, plus l’ampleur de ses inégalités scolaires est importante.
Une autre manière d’évaluer ce lien consiste à modéliser au niveau individuel la performance scolaire des élèves en fonction de leurs origines sociales. En introduisant simultanément dans un modèle mathématique une mesure de leur origine sociale individuelle et une mesure de l’origine sociale moyenne au sein de l’école qu’ils fréquentent, on peut évaluer l’effet de la mixité sociale. En effet, si à origine sociale équivalente les élèves ont de meilleures performances scolaires dans les écoles « de riches », la mixité sociale permet de réduire les inégalités – car elle conduit à augmenter les performances des élèves « pauvres » dans les écoles « riches » et vice-versa. Les chercheurs appellent ce mécanisme effet de composition, car la composition de l’école a un effet sur les résultats de l’élève. Plusieurs études constatent cet effet dans divers pays, en particulier en Belgique. Il est difficile de détailler ces modèles statistiques complexes ici, mais des études récentes [7] ont montré que même en prenant en compte la Communauté (flamande ou française), l’origine migrante (première ou deuxième génération, d’Europe ou d’en dehors), la langue parlée à la maison, l’origine socio-économique, le sexe, la filière suivie (générale ou technique / professionnelle) et le retard scolaire dans la scolarité de l’élève (redoublement), l’effet de la composition socio-économique est statistiquement significatif pour les élèves de 15 ans. Ainsi, à origine sociale équivalente, les élèves scolarisés dans des écoles à origine sociale moyenne plus élevée auront de meilleurs résultats scolaires. Si l’existence d’un effet de composition est assez bien étayée, les mécanismes concrets qui le sous-tendent sont plus difficiles à mettre en évidence. On peut néanmoins pointer, entre autres, des écarts de ressources entre écoles (notamment à travers les associations de parents), les difficultés pour les écoles populaires de recruter des enseignants (de qualité) et des exigences inégales selon le public des écoles [8]. Globalement, ce que montre l’effet de composition, c’est que notre système scolaire est hiérarchisé entre les écoles de « riches » et les écoles de « pauvres » – et qu’un élève, et même un élève « pauvre », apprendra plus dans les premières que dans les secondes.
Réfutation des critiques envers l’idée d’une ségrégation sociale aggravant les inégalités
Certains avancent que ce n’est pas la mixité sociale à proprement parler qui influence l’ampleur des inégalités scolaires, mais plutôt d’autres pratiques du système scolaire, principalement le redoublement et la présence de filières précoces. Il est vrai que les pays qui pratiquent intensivement le redoublement et qui séparent rapidement les élèves en filières académiques et professionnelles sont plus inégalitaires [9]. Mais ces trois éléments, bien qu’étant un peu corrélés entre eux ont tendance à se renforcer plutôt qu’à se substituer [10]. En réalité, ce qui explique l’ampleur des inégalités scolaires, c’est principalement le degré de ségrégation du système scolaire. Plus un système sépare les élèves selon leur origine sociale et leur niveau scolaire [11], plus il sera inégalitaire. Cette séparation prend plusieurs formes non exclusives : redoublement (on sépare les élèves dans des années différentes), filiarisation intense et précoce (on les sépare dans des types d’enseignement ou des options différentes) et ségrégation sociale (on les sépare dans des écoles différentes, voire dans des classes différentes [12]). À l’opposé, les systèmes les plus égalitaires sont ceux qui gardent ensemble le plus longtemps possible les élèves de niveau et d’origine sociale différentes.
D’autres argumentent que cet effet de la mixité sociale n’est qu’apparent parce qu’il s’expliquerait simplement par le fait que les pays à inégalité scolaire faible sont souvent des pays à faibles inégalités de revenus. Cependant, ce déterminisme des inégalités économiques n’est pas constaté dans les faits. Pour l’illustrer, j’ai croisé dans le graphique 2, l’ampleur de l’inégalité de revenu avec celle des inégalités scolaires [13] : on n’observe pas de lien entre ces deux indicateurs. En réalité, et c’est assez logique, l’ampleur des inégalités scolaires dépend principalement du système éducatif lui-même. Les inégalités de revenus, quant à elles, dépendent de mécanismes plus directement liés aux revenus : progressivité de l’impôt, développement de la sécurité sociale, encadrement des salaires par la négociation collective...
Enfin, on entend parfois que ce n’est pas la faiblesse de la mixité sociale dans les écoles qui accroît les inégalités scolaires, mais le fait que les écoles ont des niveaux très différents qui conduit les parents à développer des stratégies de choix d’école – plus ou moins développées selon les classes sociales – menant in fine à des écoles ségréguées. Selon cette hypothèse, il faut d’abord améliorer le niveau des mauvaises écoles ; ce qui conduira naturellement à une mixité sociale dans l’école. Il est probablement vrai que le lien entre ségrégation scolaire et inégalités entre écoles va dans les deux sens, mais il est difficile d’imaginer un système avec des écoles socialement très ségréguées où ces dernières ne seraient pas hiérarchisées. Il n’y a pas de système scolaire qui arrive à combiner des écoles socialement ségréguées avec des inégalités scolaires de faible ampleur (revoir graphique 1). De plus, sans toucher à la ségrégation scolaire, comment améliorer le niveau des écoles ? D’un point de vue technique, déségréguer les écoles est tout à fait possible [14] – même si d’un point de vue politique, cela semble bien plus compliqué.
Deux limites aux effets positifs de la mixité sociale
Même si la faiblesse de la mixité sociale dans les écoles est une des principales causes (avec l’usage intensif du redoublement et l’organisation de filières précoces) de l’ampleur des inégalités scolaires en Belgique, il faut reconnaître deux limites aux effets bénéfiques de la mixité sociale.
D’une part, une réelle politique de mixité sociale à l’école ne se limite pas à mélanger des élèves de différentes classes sociales. Il faut aussi les intégrer. Les systèmes scolaires les plus égalitaires arrivent à garder ensemble des élèves d’origine différentes parce qu’ils développent un suivi et des aides individualisés des élèves [15]. Pour être vraiment efficace, la promotion de la mixité sociale implique une déségrégation globale du système scolaire. C’est probablement les problèmes des différentes réformes promouvant plus d’égalité scolaire en Communauté française : sans changement systémique du caractère ségrégatif de l’enseignement, elles ne font que différer ou déplacer les pratiques et n’ont au mieux qu’un effet marginal [16]. En outre, une réelle politique de mixité sociale doit en outre être mise en place au moins au niveau régional ou communautaire, notamment une réforme des processus d’inscription des élèves en quelque chose de plus proactif (attribution ou proposition d’école). De simples actions de promotions de la mixité sociale au niveau de certaines écoles ne remettraient pas en cause le caractère ségrégué du système scolaire : elles ne conduiraient qu’à un changement de la position de ces établissements dans la hiérarchie scolaire par des phénomènes de « paupérisation » ou de « gentrification » de certaines écoles.
D’autre part, la mixité sociale ne peut pas résoudre la totalité des inégalités scolaire. Si les systèmes scolaires socialement plus mixtes présentent des inégalités de plus faible ampleur, elles sont toujours présentes – dans le graphique 1, aucun pays n’a un indice d’inégalité de 0. De manière similaire si les modèles mathématiques mentionnés plus haut mettent en évidence l’effet de composition, ils montrent aussi que, même en prenant compte le niveau socio-économique moyen de l’école, l’origine sociale individuelle de l’élève a un effet important sur la performance scolaire. Cela tient probablement au fait que la culture scolaire est plus proche de la culture des élites. Remettre en cause cet élément me semble également nécessaire si l’on veut aller vers plus d’égalité scolaire. Par exemple, si l’objectif est l’analyse d’œuvres littéraires, pourquoi lire Madame Bovary plutôt qu’un roman de science-fiction ? On peut tout aussi bien développer l’expression artistique à travers la réalisation d’un clip de rap qu’avec la création d’une pièce de théâtre ?
Notes
[1] Dans cet article, je ne distingue pas les deux Communautés (française et flamande) qui organisent l’enseignement en Belgique, parce qu’en regard de l’ampleur des inégalités scolaires, de la mixité sociale et des autres pratiques pédagogiques pertinentes (usage fréquent du redoublement et organisation de filières précoces notamment), elles sont très similaires. Elles se distinguent néanmoins par des performances moyennes différentes (un enseignement globalement de meilleure qualité en Flandre), mais c’est une autre histoire.
[4] Associations regroupant des personnes issues de la même origine, repli identitaire ou tremplin pour la démocratie ?
[5] Par exemple, l’analyse de PISA par l’APED.
[6] Ces indicateurs proviennent de PISA 2015. PISA est une enquête triannuelle mesurant le niveau en sciences, mathématiques et lecture des élèves de 15 ans dans de nombreux pays. Techniquement, l’indicateur de ségrégation sociale entre écoles est le coefficient de corrélation intra-classe de l’indice socio-économique des élèves. L’indice socio-économique de l’élève est une mesure de l’origine sociale synthétisant plusieurs variables : profession des parents, diplôme des parents et possession par le ménage de biens à valeur économique (ex. une voiture) et culturelle (ex. des livres). L’indicateur d’inégalité scolaire est le coefficient de corrélation entre l’indice socio-économique des élèves et leurs scores au test PISA en science. Tous les pays de l’OCDE sont repris sur le graphique, à l’exception de la Turquie, du Mexique, du Chili et de la France. Pour cette dernière, PISA ne publie pas de mesure de ségrégation scolaire. Cependant, ce pays présente une forte inégalité scolaire (un coefficient de 0,45) et d’autres mesures (voir par exemple l’étude de l’APED) montrent une forte ségrégation dans ce pays, ce qui tend à confirmer la relation observée sur le graphique. Pour ceux qui aiment les chiffres, le coefficient de corrélation entre ces deux variables est de 0,68 – ce qui est élevé.
[7] Je reprends ici les résultats d’études de la fondation Roi Baudouin menées respectivement sur les données PISA 2012 (voir tableau p. 40 et commentaires pages suivantes) et PISA 2015 (voir tableau p. 47 et commentaires pages suivantes).
[8] On conçoit parfois les exigences élevées comme une cause des inégalités dans certaines écoles : les enfants de milieux populaires n’arrivant pas suivre le rythme imposé par les exigences de l’enseignant. Si cela peut être vrai dans certains cas, ce phénomène est spécifique à notre système scolaire ségrégatif où dès qu’un enfant présente des difficultés il est relégué à travers le redoublement, le changement d’école ou le changement de filière. Il faut reconnaître que l’exigence est centrale dans les processus d’apprentissages (un enfant qui ne serait mis que face à des tâches qu’il sait déjà faire n’apprendrait rien) et que des différences d’exigence conduiront nécessairement à des différences de niveaux. C’est plutôt l’utilisation sociale de l’exigence (pour exclure plutôt que pour apprendre de nouvelles choses) qui peut avoir un effet négatif.
[10] Dans une comparaison internationale, il est difficile de tester les effets de ces variables simultanément, parce que le nombre de pays comparables est forcément limité et ces trois facteurs explicatifs peuvent être mesurés de différentes manières. Par exemple, la mesure du redoublement peut (ou non) prendre en compte les redoublements successifs ; on peut mesurer la précocité de la filiarisation, son intensité, définir de manière stricte ou large (options) les filières. Néanmoins, en intégrant l’indicateur de ségrégation utilisé plus haut, la part des élèves ayant au moins redoublé une fois et la part des élèves scolarisés dans une filière technique ou professionnelle dans une régression sur l’ampleur des inégalités scolaires, l’effet de l’indicateur de ségrégation reste statistiquement significatif et important. Seul l’effet des filières n’est pas statistiquement significatif, mais cette dernière variable est celle qui est la plus difficile à mesurer. Par ailleurs, on observe dans le modèle mathématique évoqué plus haut que la filière suivie, le redoublement et l’origine sociale moyenne de l’école sont simultanément statistiquement significatifs. Ce qui est un indice du fait que ces trois éléments ne sont pas totalement redondants.
[11] Ces deux types de ségrégations (sociale et académique) étant fortement liées, en particulier dans les systèmes scolaires ségrégués, il est souvent difficile en pratique de les distinguer.
[12] Faute de données disponibles, je n’aborde pas ici directement la question de la mixité sociale dans les classes, pourtant au centre des mécanismes affectant les inégalités. Comme mentionné dans Mixité résidentielle, mixité scolaire et performances scolaires, il est vrai que la mixité sociale dans les écoles n’implique pas nécessairement une mixité sociale dans les classes. Dans un pays très ségrégué, comme la Belgique, certaines écoles répartissent les élèves dans des classes différentes en fonction de leur niveau scolaire et/ou de leur origine sociale. Cela peut se faire à travers des options différentes (notamment l’immersion linguistique dans l’enseignement fondamental) ou sous couvert de différentes approches pédagogiques ou d’approches de l’enseignant – certaines manières d’enseigner soi-disant plus adaptées à certains « types » d’enfants. La question des différentes filières (générales, techniques et professionnelles) limite aussi la mixité sociale dans les classes, mais aussi dans les écoles – nombreuses écoles se spécialisant dans certaines filières. Cependant, si la mixité sociale dans les écoles n’est pas une condition suffisante à la mixité sociale dans les classes, elle en est une condition nécessaire : la mixité dans la classe ne peut pas, par définition, être plus grande que la mixité dans l’école. Par ailleurs, elle devient une condition suffisante dans les petites écoles qui n’accueillent pas plus d’une classe par année. De manière générale, la ségrégation sociale entre classes au sein de l’école est limitée par le nombre de classes – elle est donc moins facilement réalisable dans les petites écoles. Si le lien entre mixité dans les écoles et mixité dans les classes est loin d’être direct et automatique, on ne peut le nier totalement.
[13] L’inégalité de revenu est mesurée par le coefficient de Gini sur base de l’enquête SILC. Seuls les pays (européens) qui ont participé à cette enquête sont inclus dans le graphique. Pour plus d’informations sur cet indicateur, voir ici.
[14] N. Hirtt et B. Delvaux « Peut-on concilier proximité et mixité sociale ? », Les cahiers de recherche du Girsef, n°107, 2017.
[15] N. Mons, Les nouvelles politiques éducatives, Paris, PUF, 2007.
[16] Par exemple, si le décret inscription intègre la mixité sociale parmi ses objectifs, il ne va vraiment pas assez loin pour la réaliser : seule la première année du secondaire est « régulée » (rien pour l’enseignement fondamental ou les autres années du secondaire) et la logique du choix des parents reste centrale (on ne passe pas à une logique proactive de mixité sociale qui attribuerait ou proposerait des écoles aux enfants). Concernant le redoublement, même si certaines dispositions limitent le redoublement (maximum deux fois en primaire et pas en première secondaire), la Communauté française conserve des taux de redoublement extrêmement élevés par rapport aux autres pays – l’usage de cette pratique ne changeant donc pas fondamentalement, elle est plutôt reportée à certaines années. Concernant le tronc commun, même s’il existe officiellement jusque la fin du premier degré de l’enseignement secondaire, dans les faits plusieurs éléments limitent sa réalisation pleine et entière : la mise en place d’années différenciées, l’organisation de ce premier degré dans des écoles secondaires (destinant de facto dès la première secondaire les adolescents à des filières différentes) et l’utilisation d’options pour pré-orienter les élèves au sein des écoles, sans compter l’enseignement spécialisé qui est en partie utilisé comme filière de relégation pour les élèves « pauvres » dès l’enseignement fondamental.