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Education Classes sociales

« Dis-moi qui sont tes parents, je te dirai qui tu es »

Exploration de la reproduction des inégalités en Belgique

9 novembre 2020 Joël Girès

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L’Observatoire belge des inégalités a publié de nombreux articles au sujet de la reproduction des inégalités sociales en Belgique. Nous avons montré que la position professionnelle d’une personne est conditionnée par la position professionnelle de ses parents [1], de même que le diplôme qu’elle obtient [2]. Ces différentes analyses sont des variations autour du même thème : elles informent à quel point il existe encore une reproduction sociale dans la société belge d’aujourd’hui, c’est-à-dire le fait qu’il existe un lien fort entre le statut social des parents et celui de leurs enfants.

Ce constat est en réalité – et très malheureusement – assez banal pour ceux/celles qui étudient les inégalités sociales. Il n’en reste pas moins qu’il est fondamental à notre sens de le dire et le redire : notre société est loin d’être égalitaire. Les inégalités la structurent de part en part, au point de baliser le destin des personnes malgré elles, en fonction de leur origine sociale. Cet article a pour but de mettre à nouveau en lumière ce fait, en partant cette fois du diplôme des parents.

Votre origine sociale conditionne votre diplôme

Le tableau suivant met en regard le plus haut diplôme obtenu par la personne avec le plus haut diplôme obtenu par sa mère. Nous avons choisi de comparer les personnes des deux sexes à leur mère, puisque ce sont en majorité elles qui ont aujourd’hui encore en charge l’éducation des enfants, exerçant un impact plus fort sur leurs parcours scolaires [3]. Nous n’avons retenu que les personnes entre 30 et 60 ans (compris), pour être relativement assurés que la plupart d’entre elles ont terminé leurs études [4]. L’échantillon utilisé pour cette analyse est ainsi composé de 3628 personnes, couvrant toute la Belgique [5].

Le tableau doit être lu par ligne : chaque ligne correspond à la répartition des personnes en pourcentages selon le diplôme de leur mère. Par exemple, 22,3 % des personnes dont la mère n’a pas de diplôme ont au maximum un diplôme du secondaire inférieur, alors que c’est le cas de seulement 0,8 % des personnes dont la mère a un diplôme du supérieur long. À l’inverse, on voit que 64,4 % des personnes dont la mère est diplômée du supérieur long sont eux/elles-mêmes diplômés du supérieur long, alors que c’est le cas de seulement 6,2 % des personnes dont la mère n’a aucun diplôme, soit 10 fois moins !

Les écarts sont donc très grands entre les personnes selon leur origine sociale ! La répartition des couleurs permet de comprendre plus directement ce qui se passe dans le phénomène observé. L’intensité des couleurs des cellules du tableau est simplement proportionnelle au pourcentage affiché dans la cellule. Une case avec un nombre s’approchant de 0 % est claire, et celle avec un nombre s’approchant de 100 % est foncée. On voit ainsi que pour les personnes dont la mère a un diplôme peu élevé (premières lignes), les couleurs plus foncées se concentrent dans les niveaux de diplômes peu élevés (à gauche dans le tableau). À l’inverse, pour les personnes dont la mère a fait des études supérieures (deux dernières lignes), les couleurs foncées sont concentrées à droite, dans les niveaux de diplôme les plus élevés. On voit ainsi le dégradé de couleur progressivement se concentrer à droite plus on descend dans les lignes, ce qui signifie tout simplement que plus le diplôme des parents est élevé, plus la chance que leurs enfants aient eux/elles aussi un diplôme élevé est grande (et inversement) ! [6]

Votre origine sociale conditionne votre revenu

Les données dont nous disposons permettent également d’observer la variation des revenus des personnes selon leur origine sociale. Comme indicateur de l’origine sociale, nous prenons cette fois-ci le diplôme du père, qui affiche des résultats plus marqués [7]. Comme indicateur de revenu, nous disposons du revenu net du ménage, toutes sources confondues [8]. Le graphique ci-dessous révèle ainsi la proportion des individus qui font partie d’un ménage à hauts revenus ou d’un ménage à bas revenus selon le diplôme de leur père [9] :

Le graphique montre que parmi ceux qui ont un père n’ayant aucun diplôme, 8,7 % ont de hauts revenus, alors que 25,8 % ont de bas revenus (à gauche du graphique). Et si l’on regarde la situation des personnes dont le père est diplômé du supérieur long, elle est inverse : 31,9 % ont de hauts revenus, contre 8,7 % qui ont de bas revenus (à droite du graphique). On remarque bien que les chances d’avoir de hauts ou bas revenus évoluent en sens inverse selon l’origine sociale des personnes. Nous avions vu que l’origine sociale (via le diplôme de la mère) conditionne le diplôme ; elle conditionne aussi le revenu.

Votre origine sociale conditionne le choix de votre conjoint-e

Derrière les écarts de revenus et de diplômes, il faut imaginer que ce sont des vies différentes qui se dessinent : selon d’où l’on vient, les emplois occupés, les quartiers habités, les lieux fréquentés, les personnes rencontrées… ne sont pas les mêmes. On peut ainsi montrer que l’origine sociale conditionne des aspects beaucoup plus intimes que le diplôme ou les revenus. On peut par exemple mettre en lien le diplôme de la mère avec le diplôme du/de la conjoint-e des personnes… et le lien est assez marqué ! Cela veut dire que selon l’origine sociale d’une personne, celle-ci aura plus ou moins de chance d’être en couple avec une personne diplômée. Le tableau suivant le montre sur les personnes de l’échantillon qui vivent sous le même toit avec leur conjoint-e :

Le tableau doit être lu par ligne, comme le premier tableau : chaque ligne indique avec qui les personnes sont en couple selon le diplôme de leur mère [10]. La première ligne regroupe donc les personnes dont la mère n’a pas de diplôme : on voit que celles-ci sont surtout en couple avec des personnes peu diplômées (10,9 % avec un-e conjoint-e qui n’a aucun diplôme, 11,9 % diplômé-e du primaire, 21,10 % diplômé-e du secondaire inférieur). Par contre, si l’on regarde la dernière ligne, où sont regroupées les personnes dont la mère a un diplôme du supérieur long, on voit que celles-ci sont en grande majorité en couple avec des personnes qui ont un diplôme du supérieur (18 % du supérieur court et 58 % du supérieur long). L’origine sociale conditionne ainsi également… le choix du/de la conjoint-e !

En regardant les couleurs, ont voit que le dégradé se déplace progressivement vers la droite de ligne en ligne, comme pour le premier tableau. Cela indique que plus l’origine sociale des personnes est élevée, plus celles-ci sont en couple avec une personne dont le diplôme est élevé. Ce phénomène n’est pas seulement curieux ou interpellant, il a aussi directement à voir avec la reproduction des inégalités. Une personne dont la mère est diplômée du supérieur long a non seulement plus de probabilité de faire des études supérieures longues que les autres, mais aussi d’avoir un-e conjoint-e qui a fait des études supérieures longues. Ce phénomène augmente la probabilité que les membres d’un couple ne soient pas très différents socialement, ce qui favorise – ou empêche – la transmission de ressources à leurs enfants (les deux parents ayant tendance à être tous deux favorisés ou, au contraire, défavorisés).

Les inégalités sociales sont une décision politique

Ces constats nous rappellent que l’égalité des chances est une fable moderne qui correspond bien peu à la réalité. On le voit : les possibilités d’accéder à une situation sociale privilégiée (ou défavorisée) ne dépendent pas que de nos propres efforts puisqu’elles sont largement conditionnées par notre origine sociale, appréhendée ici à travers le prisme du diplôme des parents. Si ce fait est relativement incontestable, son interprétation mérite que l’on s’attarde sur deux aspects.

Premièrement, il faut se garder d’une lecture individualisante de cette reproduction sociale. On entend bien souvent des explications qui invoquent le « manque » chez les personnes pour expliquer le phénomène. Certes, les personnes dont les parents sont moins diplômés accèdent moins facilement aux positions privilégiées. Mais cela ne veut pas dire que ces familles manqueraient d’éducation, des codes culturels adéquats… Cette lecture masque le caractère systémique et sociétal de la reproduction sociale. Le fait que les moins favorisés ne puissent pas accéder aux positions privilégiées tient bien davantage à l’organisation même de la société et des différents systèmes qui la composent, fondamentalement inégalitaires. L’école, par exemple, fait échouer et relègue bien plus souvent les élèves venant des milieux populaires vers des filières moins valorisées – les filières techniques et professionnelles dirigent en effet vers des métiers moins bien rémunérés.

Deuxièmement, cette reproduction sociale ne doit pas être vue comme un déterminisme total, assimilable à une fatalité : « les enfants de pauvres seront toujours pauvres, rien ne changera jamais, autant que chacun accepte son destin… ». Ce constat à plutôt pour but de démystifier la fable de l’égalité des chances, qui elle-même renforce les inégalités en attribuant la réussite des uns et l’échec des autres à leur mérite plutôt qu’à des inégalités structurelles. Un certain nombre de mesures (par exemple des mécanismes de redistributions des richesses ou une transformation du système scolaire) pourraient largement limiter cette reproduction sociale, si tant est que des politiques aient la volonté de les mettre en œuvre.

Notes

[3Voir l’enquête sociologique : Élèves en difficultés de parents fortement diplômés de Gaële Henri-Panabière, qui montre par ailleurs une vision non mécaniste de la reproduction sociale.

[4La limite d’âge à 60 ans a, elle, une autre raison. On remarque que plus le diplôme de la mère est bas, plus l’âge des répondants est élevé. Cela s’explique par le mouvement historique de massification de l’enseignement supérieur et d’allongement de la durée des études : de nos jours, les personnes suivent en moyenne des études plus longues qu’auparavant. On trouve donc en moyenne des gens plus âgés dans la catégorie des personnes dont la mère est sans diplôme (ayant eux/elles-mêmes des diplômes moins élevés). Pour limiter raisonnablement le biais lié à cette situation, l’âge de l’échantillon est limité à 60 ans.

[5Les données proviennent des enquêtes European Social Survey : https://www.europeansocialsurvey.org. Les résultats des enquêtes de 2012 à 2018 sont compilés, pour avoir un échantillon suffisamment grand.

[6L’hypothèse d’indépendance entre les lignes et les colonnes est largement rejetée, le khi² étant significatif à p < .001. Une analyse des résidus par cellule permet de mieux dégager l’association des lignes et des colonnes indépendamment du changement de distribution des effectifs marginaux (essentiellement lié à l’allongement des études) ; elle est cependant plus difficile à expliquer. Cette analyse a néanmoins été réalisée pour vérification et montre que l’utilisation des pourcentages est tout à fait suffisante pour le niveau de finesse de cet article.

[7Des analyses plus précises et qui impliquent les relations entre un plus grand nombre de variables seraient nécessaires pour faire un tableau plus fin ; il faut voir cet article comme une première exploration.

[8Il aurait été mieux d’avoir un indicateur individuel – cela ne veut en effet pas dire la même chose si l’on gagne une somme déterminée en étant en couple ou célibataire. Nous ne disposons pas de cette information individuelle ; l’indicateur de revenu du ménage est néanmoins une approximation suffisante pour notre analyse, même s’il montre très certainement des écarts moins grands et brouillés par la variabilité des compositions des ménages.

[9Les « bas revenus » représentent les revenus des 30 % les plus pauvres (3 premiers déciles), les « hauts revenus » représentent les 20 % les plus riches (dernier quintile).

[10L’hypothèse d’indépendance entre les lignes et les colonnes est également rejetée, le khi² étant significatif à p < .001.