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Santé Classes sociales

Les médecins contre le tiers payant obligatoire

L’autonomie professionnelle comme revendication antisociale

19 août 2018 Joël Girès
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 3 avril 2017

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Depuis le 1er octobre 2015, les médecins généralistes sont soumis au régime du tiers payant obligatoire (TPO) concernant les bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM : orphelins, personnes handicapées, allocataires du CPAS, personnes aux faibles revenus, pensionnés bénéficiant de la GRAPA… [1]). Cela signifie qu’une personne bénéficiant d’une intervention majorée ne doit plus avancer les honoraires pour ensuite se faire rembourser ; le médecin doit demander uniquement la part personnelle (le « ticket modérateur ») au patient (1 euro) et se faire payer le reste par la mutuelle. L’ambition est de faciliter l’accès aux soins aux personnes qui ne peuvent avancer l’argent d’une consultation [2]. Malgré les ambitions louables du TPO, on a vu une levée de boucliers de la part du corps médical. En effet, la plupart des associations professionnelles de médecins ont réagi violemment en créant un Front contre le Tiers Payant Obligatoire [3]. Quels sont leurs arguments pour s’opposer au TPO ? Pour répondre à cette question, j’ai récolté différents documents publics de ces associations entre mars 2015 et avril 2016 [4].

Préambule : une lutte historique contre la sécurité sociale

En réalité, l’opposition actuelle des médecins au tiers payant obligatoire est dans la droite ligne de la guerre qu’a menée le corps médical contre le système de protection sociale au cours du XXe siècle. Après la Seconde Guerre mondiale est progressivement mise en place l’Assurance Maladie-Invalidité (AMI), composante du système de sécurité sociale qui prend en charge le remboursement des soins de santé. Bien évidemment, ce système nécessite un contrôle public des honoraires des médecins : si les médecins demandent des honoraires trop élevés, les montants à rembourser sont trop importants et le système court financièrement à sa perte, et si n’est remboursée qu’une faible part des frais médicaux, le système n’a que peu d’intérêt pour les assurés.

De ce fait, les médecins se sont radicalement opposés à la sécurité sociale, puisque cette dernière impliquait le plafonnement de leurs honoraires ! Au-delà de cet enjeu platement matériel, les médecins se sont aussi opposés à l’idée même que l’État puisse fourrer son nez dans leurs affaires. En effet, le corps médical est historiquement un corps très libéral, foncièrement anti-étatiste : la hantise des médecins était de devenir salariés ou fonctionnaires, au service de l’État ou des mutuelles. C’est la raison pour laquelle le système du tiers payant suscite la même répugnance depuis près d’un siècle : ce système est vu comme un cheval de Troie vers la « salarisation » de la médecine, parce que dans celui-ci le médecin n’est plus payé directement par le patient, mais par un tiers extérieur qu’est la mutuelle à des tarifs établis par l’État. Pour plus d’informations, un précédent article de l’Observatoire belge des inégalités explique avec plus de détails l’opposition historique des médecins à la sécurité sociale : voir Les médecins contre le peuple ?

On pourrait croire que l’opposition des médecins à une sécurité sociale forte appartient au passé. Pourtant, les principes qui ont animé les médecins lors de leur combat contre l’AMI dans l’après-guerre restent vigoureux aujourd’hui, et continuent de les mettre en mouvement contre de nouvelles réformes sociales, dont celle du TPO.

Un anti-étatisme radical

Le premier argument des syndicats de médecins est que pour être au service du patient, le généraliste doit rester libre et indépendant. Le TPO romprait cet équilibre, puisqu’il « inféoderait » le corps médical aux pouvoirs publics :

Au service de l’État, de l’assurance ou des mutuelles, il ne peut plus être au service du patient que dans les limites autorisées et surtout définies par le budget dont la part administrative devient de plus en plus importante. Il ne peut plus se faire l’avocat des patients pour obtenir les soins dont celui-ci a besoin. (Communiqué de presse ABSyM, 2 juillet 2015) [5]

Il est frappant de voir que cet argument était déjà présent lors du combat contre l’AMI après la Seconde Guerre mondiale. La figure repoussoir reste celle du fonctionnaire et l’angoisse celle de la mort de la médecine libérale, idées que manifeste bien cette affiche diffusée en 2015 par l’Association Belge des Syndicats Médicaux flamands et francophones (ABSyM), qui a demandé à tous ses affiliés de l’accrocher dans leur cabinet [6] :

On voit à quel point la volonté très libérale de garder une autonomie financière est forte dans la profession. L’argument financier n’est cependant pas le plus mis en avant ; bénéficiant de hauts revenus, les médecins ne pourraient susciter l’indignation publique sur cette base. En effet, les médecins généralistes indépendants gagnent en moyenne 2,3 fois le salaire moyen en Belgique, soit 8100 € bruts par mois [7]. De ce fait, le discours contre le TPO s’appuie sur d’autres registres de légitimation, comme la défense de la santé, but dont personne n’oserait affirmer qu’il n’est pas noble. Par exemple, pour les médecins, le TPO mènerait vers une médecine substituant la quantité à la qualité. L’argument qu’il empêcherait les médecins de jouer un rôle social est même avancé :

Les médecins ont toujours eu le sens social car ils sont quotidiennement confrontés à la souffrance et à la misère. Depuis toujours, ils ont facilité l’accès aux soins en donnant des soins gratuits à ceux qui en avaient besoin, en pratiquant le TP quand cela leur paraissait nécessaire, en abandonnant le ticket modérateur s’il le fallait. Les SDF, les sans-papier, les illégaux en ont toujours profité alors que les mutuelles, donneuses de leçons, s’en foutent éperdument parce que ce ne sont pas des affiliés. (Communiqué de presse ABSyM, 19 juin 2015) [8]

Pourtant, les inégalités de santé sont toujours importantes aujourd’hui, malgré le volontarisme social déclaré de ces médecins [9], mettant en doute la bonne foi de cet argument. On peut se demander plus généralement en quoi une moindre autonomie financière des médecins diminuerait leur autonomie thérapeutique, et donc la qualité des soins et la santé des patients [10]. Les médecins opposés au TPO se font aussi défenseurs de l’intérêt et des finances publics : selon les syndicats de médecins, la mesure mènerait inexorablement à une déresponsabilisation des patients, ceux-ci ne se rendant plus compte de la « vraie » valeur des actes thérapeutiques :

Le respect pour la profession va s’en trouver drastiquement réduit. Jeter sur la table un euro ou à peine plus fera fondre le respect pour le généraliste, cet universitaire se recyclant constamment, toujours disponible, assurant la permanence des soins, avec sa responsabilité en matière de santé, de maladie et de décès. Les gens ne réaliseront plus quelle est la valeur d’un médecin généraliste. (Communiqué de presse de 17 cercles locaux de généralistes, 20 avril 2016) [11]

Conséquence inévitable de cette déresponsabilisation selon les médecins, outre la dévalorisation de la médecine : « un risque de surconsommation » [12] de soins médicaux de médecine générale, engendrant un « gaspillage » [13] et une « inflation non contrôlable » [14] des dépenses publiques en matière de santé. Il faut quand même rappeler que 11 % de la population belge reporte des soins nécessaires à cause de problèmes financiers (particulièrement les chômeurs, les familles monoparentales, les personnes invalides et les personnes peu diplômées) [15]… De ce fait, plus de soins pour les plus démunis ne serait peut-être pas un luxe !

Des médecins toujours prêts à se battre

Malgré tout, suite à l’annonce de l’obligation du tiers payant, les médecins se sont dits prêts à faire des actions de désobéissance civile (en refusant de l’appliquer), voire une grève, en prenant pour modèle la grève des médecins de 1964 [16], afin que la mesure ne passe pas. Ces menaces ont été sans suite, et la loi a finalement été mise en application, mais la résistance des médecins au TPO a montré que ceux-ci pouvaient aujourd’hui encore être une force d’opposition au développement d’un système de protection sociale égalitaire [17]. Les discours qui ont été analysés ici sont ceux d’associations professionnelles de médecins, sans doute plus radicales que leurs affiliés. Une enquête de l’ABSyM auprès de ses membres a néanmoins révélé que 86 % des 1400 médecins qui ont répondu sont contre le TPO [18]. On peut dès lors supposer que la défense de l’identité libérale et l’hostilité envers tout contrôle des pouvoirs publics structurent encore la profession, et même s’il est difficile d’estimer quelle est la proportion des médecins qui soutient cette position, celle-ci semble politiquement la plus active [19].

Notes

[1Le statut BIM est l’ancien statut VIPO : veuves, invalides, pensionnés et orphelins.

[3Il regroupe l’Association Belge des Syndicats Médicaux flamands et francophones (ABSyM-BVAS), le Groupement Belge des Omnipraticiens (GBO), la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG), le Forum des Associations de Médecins Généralistes (FAG) et le Syndicat des Médecins généralistes flamands (SVH). Voir : Tiers payant obligatoire : un front nord-sud se dessine, Le Journal du Médecin, 2015. Par la suite, de nouveaux groupes de médecins se joindront au combat contre le TPO, comme l’Artsenkring Halle en Omgeving ou l’Union nationale des professions libérales et intellectuelles de Belgique.

[4Il s’agit de communiqués de presse, mais aussi de journaux, affiches, enquêtes... Ceux-ci sont disponibles en fin d’article.

[6Voir : Affiche et dépliant informatifs à l’attention de votre patientèle. Cette affiche allait de pair avec un dépliant non moins revendicatif.

[7Les dépenses professionnelles sont comptées, d’où une surestimation. Voir le rapport de l’OCDE Panorama de la santé 2013.

[9Voir le chapitre « Les inégalités en santé » de MC-Informations n° 262, 2015.

[10Les chercheurs à l’université bénéficient d’une très grande autonomie de travail, malgré leur statut de salarié, par exemple.

[12Journal « GBO Arguments » de juin 2015.

[13Communiqué de presse de l’ABSyM du 28 avril 2015 : Obligation du tiers payant.

[14Communiqué de presse de l’ABSyM du 26 mai 2015 : Tiers payant obligatoire : le combat continue !

[15Voir le point « Report des soins » (page 12) de MC-Informations n° 253, 2015.

[17Il en va de même en France, où les médecins se sont également opposés au tiers payant obligatoire en 2015. Les raisons sont sensiblement les mêmes qu’en Belgique. Voir Patrick Hassenteufel, La défense de la médecine libérale, La vie des idées, 2015.

[19On trouve cependant des discours en faveur du TPO, par exemple : La consultation « sans argent » chez le généraliste est une nécessité, carte blanche dans Le Soir du 15 avril 2015. Ce discours est porté par les maisons médicales Médecine pour le Peuple, qui demandent la généralisation du système du tiers payant à l’ensemble de la population : https://www.gvhv-mplp.be/index.php/fr/manifeste.