Version imprimable de cet article Version imprimable

Politique Classes sociales

Sans-abri à Bruxelles

Une confusion entre urgence et précipitation ?

27 janvier 2020 Benoît Quittelier, Nicolas Horvat

CC by

Depuis 2008, La Strada, nouvellement renommée Bruss’Help, organise un dénombrement des personnes sans-abri et mal-logées en Région de Bruxelles-Capitale. Le dernier dénombrement en date a eu lieu la nuit du 5 novembre 2018, cet article se propose d’en présenter brièvement les résultats.

Le dénombrement, mené tous les deux ans, permet d’établir une « photographie » de la situation globale du sans-abrisme et du mal logement en Région de Bruxelles-Capitale. La comparaison de ces enquêtes, basées sur une méthodologie globalement inchangée, permet d’analyser l’évolution du phénomène. Les résultats du dénombrement sont le fruit d’une collaboration intersectorielle et d’un échange d’expertise assurant la qualité des données produites.

Au total, 4187 personnes ont été comptabilisées, ce qui représente une augmentation de 23,7% par rapport à 2016. 51,4% des personnes étaient sans-abri (en rue ou dans les centres d’hébergements d’urgence), 22,2% sans logement (Maisons d’accueil, logement de transit des CPAS) et 24,9% en logement inadéquat (squats, communautés religieuses).

On constate que les services agréés d’aide aux sans-abri n’accueillent que 39,1% de l’ensemble des personnes dénombrées : 16,9% dans les centres d’urgence et de crise et 22,2% pour les maisons d’accueil et les logements de transit dépendants des CPAS. Ce pourcentage est stable depuis 2016 malgré l’augmentation du nombre de places disponibles dans les centres d’hébergement d’urgence. La majorité des personnes sans-abri et mal-logées de la Région de Bruxelles-Capitale semble donc ne pas avoir accès à un accompagnement psycho-social minimal.

Il y a ainsi eu 759 personnes dénombrées en rue la nuit du 5 novembre 2018 (contre 707 la nuit du 7 novembre 2016), ce qui représente une augmentation de 7,4% de femmes, d’hommes ou d’enfants recensés dans l’espace public.

En vis-à-vis, on observe une forte augmentation du nombre de personnes prises en charge par les centres d’hébergements d’urgence et de crise. Cette explosion est une conséquence de la hausse des capacités d’accueil : le nombre de personnes comptabilisées dans les centres du Samusocial a augmenté de 49,2% depuis 2016. Si on tient compte de la population de migrants hébergée par la Plateforme Citoyenne, dans son centre de la Porte d’Ulysse et via l’hébergement proposé par des particuliers, la hausse des effectifs recensés dans les centres d’urgence s’élève à 193,7 %. Cette augmentation des capacités d’accueil n’a malheureusement pas permis de faire reculer le nombre de personnes dénombrées en rue.

Pour ce qui est des maisons d’accueil, on constate une légère augmentation du nombre de personnes prises en charge (6,6% par rapport à 2016). Ce nombre dépend en grande partie des places disponibles : l’offre étant restée relativement stable au cours de ces 10 dernières années, les effectifs n’ont que très peu évolué.

Pour les personnes en logement inadéquat (communautés religieuses, squat, occupations négociées, structures d’accueil non-agréées) : on observe des évolutions contrastées. Alors que les communautés religieuses (+40,2%) et les occupations négociées (+21,1%) continuent d’accueillir de plus en plus de personnes, on assiste à une nette baisse du nombre de personnes dénombrées dans les squats. Ceux-ci n’ont pas disparu mais, suite à la loi anti-squat, la transmission d’information n’a pas été aussi efficace que par le passé. 

Quelques éléments d’explication

Au regard de l’augmentation continue du nombre de personnes sans-abri et mal logées constatée dans la quasi-totalité des grandes villes européennes, les mesures d’urgences déployées par les pouvoirs publics montrent, année après année, leurs limites. Il semble de plus en plus clair qu’une politique de lutte contre le sans-abrisme ne pourra être efficace qu’à la condition de s’attaquer aux causes structurelles du phénomène. Un changement de paradigme s’impose : à la gestion de crise et la prise en charge humanitaire du problème doivent se substituer des mesures permettant d’enrayer la production des inégalités, de prévenir les pertes de logement, de faire valoir les droits fondamentaux de chacun.

En Région de Bruxelles-Capitale, on assiste depuis une dizaine d’années à une paupérisation grandissante des ménages appartenant aux classes populaires et aux fractions les plus fragilisées de la classe moyenne. Le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration sociale est passé de 21836 en 2007 à 37860 en 2017, soit une augmentation de 73,4%. Un cinquième de la population bruxelloise âgée de 18 à 64 ans percevrait, en janvier 2017, une allocation d’aide sociale ou un revenu de remplacement. Pour rappel, le revenu d’intégration sociale pour une personne isolée est de 910,52 € par mois, un montant inférieur au seuil de risque de pauvreté fixé à 1139 € [1]. Les allocations de chômage minimum et les allocations de remplacement de revenu pour personne handicapée sont également en dessous de ce seuil. L’écart est encore plus grand pour les couples avec enfants et les familles monoparentales.

Si depuis 2015 les loyers stagnent à Bruxelles, cette relative stabilité succède à 15 ans de hausse généralisée des prix. En estimant à 30% la part du budget alloué au loyer, en 2017, seul 52% de la population bruxelloise pouvait accéder au premier décile des logements les moins chers de l’agglomération [2]. Signalons également qu’il n’y a que 36117 logements sociaux loués en Région de Bruxelles-Capitale alors qu’on compte plus de 48804 ménages sur liste d’attente [3]. La pression sur le marché locatif et la pénurie de logement abordable (en ce compris les logements sociaux), impacte notamment (mais pas uniquement) les populations précarisées situées dans le croissant pauvre de l’agglomération bruxelloise.

En tant que centre politique et administratif du pays, Bruxelles accueille un grand nombre de personnes venus pour tenter d’introduire une demande d’asile. D’autres ne comptent pas se stabiliser sur le territoire et souhaitent gagner le Royaume-Uni [4]. Cet afflux de personnes étrangères souvent précarisées vient dans une large mesure grossir les rangs de la population sans-abri. Pour bon nombre de ces personnes, les travailleurs sociaux peinent à trouver des solutions dans le cadre des droits limités liés à leur statut de séjour. De facto, en l’absence de mesures fortes aux niveaux fédéral et européen (campagne de naturalisation, politique européenne en matière d’accueil, etc.), la Région de Bruxelles-Capitale doit gérer une situation qui dépasse le cadre de ses compétences, ne pouvant souvent proposer qu’un abri pour la nuit aux personnes en situation irrégulière sur le territoire.

Précisions méthodologiques

L’édition 2018 du dénombrement des personnes sans-abri et mal-logées s’est appuyée, comme les années précédentes, sur la typologie internationale ETHOS [5] de la FEANTSA [6] qui définit différentes situations de vie, toutes caractérisées par une absence de logement. Selon la FEANTSA, disposer d’un logement signifie « avoir une habitation adéquate qu’une personne et sa famille peuvent posséder exclusivement (domaine physique), avoir un lieu de vie privée pour entretenir des relations sociales (domaine social) et avoir un titre légal d’occupation (domaine légal) » [7]. Tout manquement à l’un de ces domaines mène à une situation d’exclusion. Cette nomenclature concerne donc toutes les personnes se trouvant dans l’impossibilité d’accéder à un logement personnel, durable et adéquat. Les premières données sont encodées le soir du dénombrement par les différentes structures d’hébergement et d’accueil : les centres d’accueil de nuit, les centres d’hébergement d’urgence ou de crise, les maisons d’accueil et les services d’accompagnement au logement [8]. A ces chiffres s’ajoutent ceux transmis par les structures d’accueil non-agréées, comme les communautés religieuses, les structures pour demandeurs d’asile, les occupations négociées ou les squats.Le comptage des personnes qui passent la nuit dans l’espace public constitue la deuxième source de données. Après avoir identifié au préalable les lieux fréquentés grâce à l’expertise des travailleurs sociaux, le Centre d’appui produit un maillage délimitant 71 zones dans la Région de Bruxelles-Capitale. Le jour du dénombrement, entre 23h et minuit [9], près de 200 bénévoles ayant une connaissance approfondie ou partielle du public sans-abri ont sillonné ces zones par équipe de deux pour procéder au recensement.Si cette méthode permet d’avoir une vue d’ensemble du phénomène, le dénombrement ne peut prétendre à l’exhaustivité : diverses formes de sans-abrisme demeurent difficiles à appréhender de façon chiffrées, par exemple les personnes hébergées chez des amis ou de la famille ou celles menacées d’expulsion.

Notes

[1Observatoire de la santé et du social de Bruxelles (2018), Baromètre social 2018 : rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté, Commission Communautaire Commune, Bruxelles, pp 22-24.

[2De Keersmaecker M.-L. (2018), Observatoire des loyers 2017, SLRB-BGHM, Bruxelles, p 28 & 42.

[3Observatoire de la santé et du social de Bruxelles (2018), Baromètre social 2018 : rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté, Commission Communautaire Commune, Bruxelles, p 55.

[4Vause S. (2018), 1997-2017 : un bilan de deux décennies d’immigration en Belgique, Myria, Bruxelles, pp 1-14.

[5European Typology on Homelessness and Housing Exclusion.

[6Fédération Européenne des Associations Nationales qui Travaillent avec les Sans-Abri.

[7FEANTSA (2007), Typologie européenne de l’exclusion liée au logement, Bruxelles.

[8Ces services d’accompagnement regroupent les logements de transit, l’habitat accompagné et les dispositifs Housing First.

[9Ce créneau horaire a été choisi afin de ne recenser que les personnes qui passent la nuit dehors faute de logement ou d’hébergement.