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Education Politique

Continuité ou discontinuité pédagogique dans l’enseignement supérieur ?

13 juillet 2020 Bénédicte Lotoko, Joël Girès

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Dans les institutions d’enseignement supérieur (Hautes Écoles et Universités), la décision a été prise de poursuivre les enseignements en ligne dès l’annonce du confinement suite à l’épidémie de Covid-19. Ce basculement – qualifié de « continuité pédagogique » – a été effectué très brutalement, d’une semaine à l’autre. Cette décision a parfois été prise par les institutions d’enseignement elles-mêmes, qui ont devancé l’interdiction des cours en présentiel par le gouvernement de la Fédération Wallonie Bruxelles [1]. Les enseignant.e.s de ces institutions ont alors été invité.e.s à trouver des solutions d’enseignement à distance – slides commentées, podcasts enregistrés, cours en visioconférence – pour maintenir la « continuité pédagogique ». Dans cette optique, les examens de juin ont été organisés, et ont pu porter sur la matière vue lors des enseignements à distance :

La volonté de la Ministre Glatigny est de conserver autant que possible le calendrier académique pour éviter de faire perdre du temps aux étudiants dont le parcours d’apprentissage était déjà bien avancé avant l’entrée en vigueur du confinement - et en particulier, éviter de retarder la diplomation des étudiants qui sont en dernière année - tout en assurant l’égalité entre les étudiants présentant la même épreuve. [2]

Décidée dans l’urgence, cette continuité n’a pas fait l’objet d’une concertation sur les conditions dans lesquelles elle pouvait être mise en œuvre. Il s’agissait donc pour les enseignant.e.s et les étudiant.e.s de s’adapter en quelques jours à la situation d’urgence. À aucun moment il n’a été collectivement question de réduire la matière ou de changer la logique des évaluations dans cette période particulière, même si dans leurs pratiques beaucoup d’enseignant.e.s ont adapté leurs exigences à la situation.

De nombreuses voix se sont alors élevées contre cette « continuité pédagogique », soulignant en particulier les inégalités qu’elle pouvait générer entre les étudiant.e.s face aux questions comme l’accès au matériel informatique, la qualité de la connexion, les conditions de logement ou les différentes charges familiales [3]… Elles ont également pointé les problèmes pédagogiques sérieux de l’évaluation en ligne, sous forme d’examen ou de travail [4].

Fondé sur deux enquêtes, l’une menée auprès d’étudiant.e.s d’une Université (l’ULB) [5] et l’autre auprès d’étudiant.e.s en Haute École (Defré) [6], notre article propose d’une part une synthèse des difficultés auxquelles les étudiant.e.s ont été confronté.e.s et, d’autre part, une évaluation des inégalités sociales par rapport à celles-ci.

Des conditions d’apprentissage dégradées

Les difficultés souvent cumulées auxquelles les étudiant.e.s sont confronté.e.s expliquent la dégradation des conditions d’apprentissage.

Il n’y a pas de continuité pédagogique sans matériel informatique adéquat. Or, tous les étudiant.e.s ne disposent pas du matériel suffisant, notamment d’un ordinateur ou d’une connexion internet à la maison. La possibilité d’un enseignement en ligne généralisé pose même largement question puisque 54,6 % des étudiant.e.s à la Haute École Defré et 36,4 % à l’ULB indiquent que leur mauvaise connexion a un impact négatif sur le suivi des enseignements à distance pour eux.elles.

Les conditions de logement représentent une autre difficulté importante. L’enseignement à distance nécessite de transformer son logement en lieu d’étude. Est-ce possible pour tous les étudiant.e.s ? Cette question est centrale, comme en témoigne la surcharge des espaces de travail (salles d’études et bibliothèques) au sein des Universités pendant les sessions d’examens en temps normal. À la Haute École Defré, 23 % des étudiant.e.s doit réviser dans une chambre partagée et 34 % indique n’être jamais ou rarement dans une situation qui permet d’étudier au calme. Beaucoup ne sont donc pas dans une situation matérielle propice à l’étude ou au travail scolaire.

L’insécurité matérielle des étudiant.e.s est redoublée par la perte des revenus. Celle-ci a été une réalité massive lors de cette période, entraînant des difficultés supplémentaires. À l’ULB, 45% des étudiant.e.s exerçaient un job étudiant avant le confinement et parmi ceux-ci, plus de 9 sur 10 ont perdu leur emploi. À la Haute École Defré, plus de la moitié des étudiant.e.s ont perdu des revenus suite au confinement, majoritairement à cause de la perte de leur emploi.

Soulignons enfin que de nombreux étudiant.e.s ont dû prendre en charge certaines tâches qu’ils n’effectuaient pas nécessairement auparavant, et ce de façon plus soutenue : garde des frères et sœurs, soins à des proches, démarches administratives…

L’ensemble de ces éléments a provoqué des conditions d’apprentissage dans lesquelles les étudiant.e.s ont trouvé des difficultés fréquentes, de manière très similaire à l’Université ou dans la Haute école :

Dans quelle mesure êtes-vous actuellement en capacité ...Pourcentage qui a des difficultés (Defré)Pourcentage qui a des difficultés (ULB)
De suivre les enseignements à distance en temps réels 72,8 % 69,3 %
De suivre les enseignements à distance en différé 61,6 % 55,2 %
De travailler individuellement (étude, lecture, travaux…) 81,1 % 75,4 %
De travailler en groupe 74,3 % 71,9 %
D’interagir avec vos enseignant.e.s 71,7 % 62,5 %

Pour illustrer ces difficultés, nous reprenons ici certains témoignages récoltés par le biais de ces enquêtes. L’absence des professeur.e.s est largement évoquée par les étudiant.e.s. Cette situation semble avoir été inévitable : les enseignant.e.s ont dû improviser de nouveaux contenus adaptés à l’enseignement en ligne, concilier leur travail et leur vie de famille chamboulée par la fermeture des écoles, utiliser divers logiciels avec plus ou moins de facilité et de succès. Ces difficultés du côté du corps enseignant ont été ressenties par les étudiant.e.s :

Certains [professeurs] sont injoignables, ne donnent aucun signe de vie, d’autres nous assomment de travail et n’envisagent pas de modifier les modalités d’examens. Bref, cette situation est invivable, j’ai peur pour mon avenir scolaire et je suis outrée par l’attitude des professeurs et la surcharge de travail que nous devons assumer ! (étudiant.e à l’ULB)

L’augmentation de la charge de travail des étudiant.e.s s’explique notamment par le temps nécessaire pour rassembler et coordonner les informations disparates.

Les profs ne se coordonnent pas donc c’est souvent à nous d’organiser les semaines avec leurs cours, et aussi on a énormément de travaux pour la même date. Comme si eux ne s’étaient plus parlé depuis début mars. (étudiant.e à Defré)

Le fait que les informations soient parcellaires, changeantes, ou manquantes est explicitement désigné comme une source de stress importante par les étudiant.e.s :

Les modalités d’évaluation ne sont pas claires pour certains cours et on s’y perd avec des contradictions, du coup on ne sait plus quoi faire, comment le faire, on se retrouve à envoyer des mails pour avoir plus de précision mais on doit attendre des semaines avant d’avoir les infos et certains profs ne répondent même jamais à nos questions depuis le début du confinement. Être dans le flou pendant plus d’un mois est stressant, car nous jouons notre avenir. (étudiant.e à Defré)

Ces extraits permettent de prendre conscience des difficultés que tou.te.s ont rencontrées lors du basculement massif dans l’enseignement à distance, et de percevoir le retour critique des étudiant.e.s comme le signe d’une inadéquation entre la « continuité pédagogique » et les situations réelles vécues par les étudiant.e.s (et sans doute par les professeur.e.s également) :

J’ai l’impression que les professeurs ne se rendent pas compte de l’état de stress que cette situation engendre, ils croient que nous sommes juste dans l’incapacité d’assister aux cours mais ne prennent pas en compte la situation presque apocalyptique. (étudiant.e à l’ULB)

Inégalités de l’enseignement à distance

La « continuité pédagogique » est vécue négativement par une majorité des étudiant.e.s, si l’on se fie à ce qui a été exposé précédemment. Néanmoins, cela ne veut pas dire que le confinement et l’enseignement à distance affectent de manière égale tou.te.s les étudiant.e.s. Il faut rappeler que l’enseignement est inégalitaire et qu’il favorise généralement les mieux « doté.e.s ». Nous prenons comme exemple les résultats dans la Haute École, mais les résultats sont similaires pour l’Université. On voit que les étudiant.e.s issu.e.s de milieux moins favorisés sont celles.ceux qui avaient déjà avant le confinement le plus de difficultés scolaires (ils.elles sont ici identifié.e.s par le fait de n’avoir aucun des deux parents qui a fait des études supérieures, indiquant tendanciellement des ressources financières moins élevées, un logement plus petit, etc.). Ce phénomène se perçoit dès la session de janvier, puisqu’ils.elles sont presque deux fois plus souvent en situation d’échec à au moins la moitié des examens :

Au moins 1 parent diplômé du supérieurPas de parent diplômé du supérieur
50 % d’examens échoués à la session de janvier 11,9 % des étudiant.e.s 21,3 % des étudiant.e.s

Le fonctionnement de l’institution scolaire donne ainsi moins de chances de réussite aux étudiant.e.s les moins favorisés. Ces étudiant.e.s ont de ce fait plus de probabilité d’être éliminés par la suite, comme le montre le tableau suivant :

Origine sociale1ère bachelier2e et 3e bachelier
Au moins 1 parent diplômé du supérieur 51,0 % 61,7 % (+)
Pas de parent diplômé du supérieur 49,0 % 38,3 % (-)
Total 100 % 100 %

Une analyse des conditions de vie des étudiant.e.s selon leur milieu d’origine montre que ces différences de parcours ne peuvent pas être interprétées dans leur ensemble comme un manque de volonté ou d’assiduité. Comme le montre le tableau suivant, les étudiant.e.s venant de milieux plus modestes ont plus souvent un matériel inadapté, possèdent un logement plus petit et bruyant, ont moins de temps pour étudier, car ils.elles doivent, par exemple, s’occuper de leurs frères et sœurs :

Au moins 1 parent diplômé du supérieurPas de parent diplômé du supérieur
Smartphone comme seul appareil sur lequel travailler 0 % 3,9 %
Uniquement la 3G/4G ou réseau WiFi non sécurisé des voisins 1,4 % 5,7 %
Disposition d’une chambre partagée 19 % 28 %
Jamais ou rarement au calme pour étudier dans son logement 25,4 % 46,2 %
Temps limité pour étudier, car garde frères et sœurs 17,7 % 33 %

Ces différents éléments sont justement ceux mis en tension lors du confinement et de l’enseignement à distance, ce dernier reposant sur la superposition des lieux de vie et d’étude. Il est très probable que cet enseignement rende les choses plus compliquées pour les étudiant.e.s plus modestes. Il n’est donc pas étonnant qu’ils.elles soient plus nombreux.ses à ressentir la perte de leurs capacités d’apprentissage, mais aussi à percevoir les demandes des enseignant.e.s pendant le confinement disproportionnées par rapport à leur situation :

Au moins 1 parent diplômé du supérieurPas de parent diplômé du supérieur
« Ma capacité d’apprendre a fortement diminué avec le confinement » 50 % 63,1 %
« Les demandes des enseignants en termes de quantité de travail sont adaptées à ma situation de confinement : pas du tout d’accord » 13 % 26,4 %

L’échec de ces étudiant.e.s en première année est déjà un aveu d’échec de l’enseignement public tel qu’il est organisé. Le confinement accentuera potentiellement ce phénomène, si le corps enseignant n’en prend pas la pleine mesure.

Discontinuité pédagogique ?

L’enseignement à distance pose, nous l’avons vu, de nombreux problèmes pour les étudiant.e.s. Il en a par ailleurs posé aux professeur.e.s, obligé.e.s d’adapter brusquement leurs contenus et de produire des enseignements dans un quotidien pris par de nombreuses autres préoccupations. À ce titre, le succès de la « continuité pédagogique » est largement à interroger. Cette continuité a, de fait, généré un puissant stress, et a été plus effective pour certain.e.s que pour d’autres. On peut donc se demander légitimement si cette « continuité » n’en a que le nom, et si elle ne désigne pas plutôt une forte rupture en termes de conditions d’apprentissage.

Par ailleurs, on peut également se demander si cette situation présage une mise à l’agenda de l’enseignement à distance dans un avenir proche. La diminution des coûts engendrée par la continuité pédagogique favorisera-t-elle un devenir numérique de l’enseignement ? L’enseignement serait-il à ce point sous-financé qu’il verrait dans cette « opportunité » une aubaine ? [7]

Notes

[4Dans de nombreux cas, pour adapter l’examen à une évaluation en ligne, les principes sur lesquels l’évaluation est fondée ont été revus, voire renversés. Par exemple, seule la réponse finale devait être indiquée, alors que les enseignants avaient jusque-là insisté sur l’importance de la démarche plus que du résultat.