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L’activation du chômage : une machine à précariser

7 juin 2021 Observatoire Belge des Inégalités, Femmes prévoyantes socialistes, Observatoire social des Centres de service social

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Lorsqu’une personne perd son travail ou n’en trouve pas, la Sécurité sociale lui garantit un revenu de remplacement ; ce sont les allocations de chômage. Le droit à bénéficier de ces allocations a émergé sous la pression du monde ouvrier et syndical, qui a lutté pour faire reconnaitre la perte d’emploi comme un risque social, et non comme une imprévoyance individuelle face à laquelle les individus devraient se débrouiller. Cependant, à partir des années 2000, et plus particulièrement dans les années 2010, une série de réformes restreignent l’accès au droit au chômage et multiplient les sanctions à l’égard des chômeurs/euses. L’objectif de ces réformes est d’inciter les chômeurs/euses à retrouver un emploi, dans l’idée qu’ils sont responsables de leur situation, dans un esprit qui rappelle leur stigmatisation avant la Sécurité sociale [1]. Pierre-Yves Jeholet affirmait cette idée d’une manière on ne peut plus claire en 2017, alors qu’il était ministre wallon de l’Emploi et de l’Économie :

L’emploi, il ne va pas tomber du ciel. On peut vous aider, vous ouvrir des portes, vous donner des formations. Mais à un moment, vous devez aussi vous prendre en main. Je veux dire à certains que le chômage n’est pas une rente. Je veux qu’ils fassent tous les efforts pour retrouver un job. Et que le FOREM n’accepte plus cette culture de l’excuse mais les responsabilise. [2]

En réalité, les effets sociaux des réformes récentes sont surtout d’affaiblir le droit à l’assurance chômage, de renvoyer les chômeurs/euses vers le régime d’assistance (les CPAS) et dès lors vers des situations plus précaires. Cet article a pour but de présenter cette réalité par le prisme des réformes majeures qui ont transformé l’assurance chômage ces dernières années et dont les effets (anti)sociaux sont présentés à travers des vécus individuels [3].

L’assurance chômage sous le règne de l’« activation »

Depuis 2004, il ne suffit plus simplement d’être dans une situation de chômage involontaire et de chercher du travail pour bénéficier d’un revenu de remplacement ; les demandeurs/euses d’emploi doivent désormais prouver qu’ils recherchent « activement » un emploi. Ils/elles doivent notamment montrer aux conseillers du FOREM, d’Actitis ou du VDAB [4] qu’ils ont envoyé un nombre suffisant de candidatures à divers employeurs afin de maintenir leur droit aux allocations de chômage. Des efforts qui sont jugés insuffisants aboutissent à des avertissements, puis à une exclusion du chômage, et donc à une perte des allocations. L’effet de cette politique est une fragilisation de la situation des personnes, plus qu’un éventuel retour à l’emploi, pourtant visé par la réforme. Exclue du chômage et sans ressources du fait de cette politique, Jade n’a par exemple d’autre choix que de faire une demande d’aide au CPAS pour obtenir le Revenu d’Intégration Sociale (RIS).

Jade : les effets pervers de la politique d’activation

Jade a 37 ans ; elle est mère célibataire dont la plus jeune fille Alicia est régulièrement malade. Cette dernière doit subir de nombreuses hospitalisations depuis sa naissance, et Jade perd son emploi du fait qu’elle s’absente trop souvent pour être auprès de sa fille. Par la suite, elle perd également ses allocations de chômage, l’ONEM considérant qu’elle n’a pas été assez active dans sa recherche d’emploi :

En voyant que mes recherches d’emploi n’étaient pas assez fréquentes, dû aux hospitalisations d’Alicia alors là j’ai été très souvent sanctionnée. Souvent, ça durait deux trois mois et j’avais beau justifier, j’avais beau dire que j’étais dans l’incapacité de travailler parce qu’Alicia était souvent hospitalisée, parce que je ne pouvais pas faire les deux, et comme elle était hospitalisée très loin, moi laisser mon bébé tout seul à l’hôpital c’était pas possible, ils n’ont rien voulu savoir. Pour eux, je devais aller travailler et laisser ma petite fille toute seule à l’hôpital. Du temps où je travaillais, m’offrir les services d’une garde-malade n’était pas possible ; c’est 50 € la journée, il me semble, non remboursables.

La sanction qu’a subie Jade est exemplative des transformations récentes de l’assurance chômage, qui suit de plus en plus une logique de responsabilisation individuelle. Ainsi, l’assurance chômage ne joue plus pleinement son rôle de protection contre les aléas de la vie, puisque Jade est précisément sanctionnée du fait qu’elle subit ces aléas.

Dégressivité accrue

Une autre réforme importante de l’assurance chômage est la dégressivité accrue des allocations, c’est-à-dire la diminution des allocations dans le temps. Il faut d’abord rappeler que le montant de l’allocation varie selon la situation familiale : 3 régimes d’allocations existent selon que l’on soit chef-fe de ménage, isolé-e ou cohabitant-e :

Avant 2012, la dégressivité des allocations existe déjà, mais elle est largement accentuée pour les trois catégories de statut familial à partir de cette date. Les tableaux suivants comparent les montants maxima avant et après la réforme de 2012, pour chacune des catégories :

Chef-fe-s de famille
Isolé-e-s
Cohabitant-e-s

La dégressivité apparait ainsi bien plus marquée aujourd’hui, malgré une hausse de l’allocation en tout début de première période. D’une part, on aperçoit que la deuxième période est maintenant subdivisée en une multitude de nouveaux paliers qui diminuent progressivement l’allocation, là où elle était constante auparavant. D’autre part, les montants en troisième période sont substantiellement inférieurs aux montants avant la réforme. La décision politique d’accentuer la dégressivité a comme motif – comme pour la politique d’activation – qu’elle permettrait d’inciter les chômeurs/euses à retrouver un emploi, et ainsi améliorer leur situation. Cependant, comme l’activation, l’effet réel de cette réforme est au contraire d’enfoncer les personnes la subissant dans davantage de difficultés. Clarence doit par exemple faire appel à l’aide sociale du CPAS du fait que le montant de ses allocations de chômage est devenu trop faible à cause de leur dégressivité. Le cas de Clarence montre comment la protection sociale face à une situation de chômage involontaire peut être devenue insuffisante. Par ailleurs, la nécessité de faire appel en complément à l’assistance sociale plonge les personnes dans un labyrinthe administratif dans lequel elles sont ballotées entre institutions, occasionnant des formes diverses de « maltraitance administrative ». Ce phénomène constitue un réel obstacle à l’accès aux droits et à un revenu qui permet de vivre dignement, et est de fait le produit des réformes récentes, quand bien même il en est un effet collatéral non voulu.

Clarence : des ressources insuffisantes à cause de la dégressivité des allocations

Clarence a 31 ans, elle vient de Mons. Elle est coiffeuse, mais perd son travail suite à une épicondylite, une affection du tendon du coude suite à la répétition des mêmes gestes dans son travail. Clarence vit seule et n’a pas de support familial et social. Du fait de la dégressivité accrue des allocations de chômage, elle a de plus en plus de difficultés financières. Elle panique à l’idée de ne plus pouvoir payer son loyer, et redoute de rentrer dans une spirale de l’endettement.Clarence contacte alors une assistance sociale de la mutuelle pour voir si elle peut avoir droit à des aides complémentaires afin de s’en sortir. Celle-ci la soutient pour obtenir une aide du CPAS (un complément RIS auquel elle a droit), mais se confronte en premier lieu au fait que ce droit n’est pas reconnu au CPAS, par manque de temps à consacrer à la demande ou par méconnaissance des multiples législations. Loin de la remotiver, cette situation de bataille avec les institutions engendre chez elle découragement et crainte de l’avenir.

Limitation d’accès aux allocations d’insertion

Les réformes des allocations d’insertion en 2012 constituent sans doute les changements récents les plus notables de l’assurance chômage. Il faut rappeler que l’assurance chômage garantit deux types d’allocations : l’allocation de chômage, pour les salariés qui ont cotisé une période de temps minimale à l’assurance chômage, et l’allocation d’insertion (auparavant appelée « allocation d’attente »), octroyée sur base des études aux jeunes rentrant sur le marché du travail. Les allocations de chômage varient en fonction du dernier salaire (elles en sont un certain pourcentage, entre des seuils minimum et maximum), alors que les allocations d’insertion sont forfaitaires.

Montants de l’allocation d’insertion

L’accès aux allocations d’attente se restreint fortement en 2012, puisque l’âge maximum pour lequel il est possible de rentrer une demande est désormais de 25 ans (contre 30 ans avant la réforme). Du fait de ces nouvelles règles, de nombreuses personnes se retrouvent sans ressource, comme Natou.

Natou : non-accès au droit et appel à la solidarité familiale

Natou réussit un baccalauréat en droit ; elle en sort diplômée à 25 ans. Elle recherche activement un emploi à la sortie de ses études, mais ses candidatures restent sans réponse. Ne pouvant effectuer son stage d’attente avant l’âge de 25 ans, elle n’a pas droit aux allocations d’insertion. Elle n’a pas droit non plus aux allocations de chômage, puisqu’elle n’a pas pu ouvrir ce droit en travaillant suffisamment. Natou s’était installée seule, mais sans ressources, elle doit retourner chez ses parents. Face à cette situation difficile, qui génère des sentiments d’impuissance, de culpabilité et d’injustice, Natou rentre en contact avec une assistante sociale de la mutualité. Cette dernière explique la situation :

Grâce à la solidarité familiale et au soutien de ses proches, la vie de cette jeune femme n’a pas « basculé » mais cela n’a pas toujours été évident à gérer. Être à charge de ses parents à l’âge de 25-26 ans n’était pas son souhait. Elle ne pouvait pas mener une vie normale et dépendait entièrement de ses parents (logement, vêtements, sorties). Cela a créé des tensions dans la famille et développé le sentiment d’être punie d’avoir persévéré pour suivre des études et décrocher un diplôme.

Du fait de cette réforme, Natou doit endosser seule une situation sociale qui n’est pas de son fait, notamment la situation tendue du marché du travail et la pénurie d’emploi. Elle n’a pas eu recours à l’aide sociale, mais a fait appel à la solidarité familiale, au détriment de son autonomie.

Limitation dans le temps des allocations d’insertion

Un second changement majeur des allocations d’insertion s’opère également en 2012 : les allocations d’insertion étaient illimitées dans le temps, comme les allocations de chômage (tant que l’on démontre néanmoins désormais que l’on cherche « activement » un emploi) ; à partir de 2012, elles sont limitées à 3 ans à partir du premier jour de perception des allocations. Cela signifie qu’au terme de cette période, les allocations prennent tout simplement fin. De ce fait, on a vu une exclusion massive de personnes des allocations d’insertion : de 2015 jusque 2018, 48 405 bénéficiaires ont été exclus du chômage [5]. Ce sont surtout des femmes, des habitant-e-s des communes pauvres, à Bruxelles ou en Wallonie, qui ont été exclu-e-s [6]. Ce sont notamment des profils fragiles, qui travaillent en discontinu – mais insuffisamment pour ouvrir un droit à une allocation de chômage. La réforme a ainsi plongé des milliers de personnes dans le désarroi, en les rendant de fait responsables d’une situation de chômage involontaire et, en les privant d’allocations, les a précipités dans une plus grande précarité.

Eylem : fin de droit et exclusion

Eylem a 38 ans. Elle est mère monoparentale d’un fils de 14 ans, dont elle a la charge complète depuis son divorce il y a 5 ans. Depuis, elle bénéficie des allocations d’insertion, et a des relations compliquées avec les conseillères/ers de l’ONEM. Elle refuse notamment des offres d’emploi que le FOREM lui propose, par exemple un poste de caissière trop loin de son domicile pour qu’il soit conciliable avec son rôle de mère :

J’avais dit que je n’avais pas de véhicule à l’époque donc j’ai dit je dois prendre deux bus pour aller jusque là-bas […] ce n’était pas possible pour moi parce que la garderie de mon fils c’était jusque 18 h. J’ai dit « moi la garderie c’est jusque 18 h et si je dois faire la fermeture à 19 h et le temps de rentrer, il est sûrement 19 h 30 avec deux bus ».

En 2015, son droit aux allocations d’insertion arrive à terme. Elle se rend au CPAS, pour avoir de quoi subsister, et le vit comme une véritable injustice, ayant toujours respecté les demandes du FOREM et de l’ONEM :

J’ai été voir ma conseillère du FOREM à l’époque. Donc elle m’a dit que c’était comme ça, que c’était la nouvelle réforme et qu’il y avait plein de personnes dans mon cas et qu’il fallait que j’aille au CPAS. J’ai pris ça comme de l’injustice. Parce que j’étais pas chômeuse volontaire ! C’est-à-dire que chaque fois que j’allais voir ma conseillère du FOREM ou de l’ONEM, j’avais toujours plus dans ma farde que ce qu’on m’avait demandé. Des fois, on me demandait pendant une période de 4 mois ou de 6 mois, qu’on me convoquait — je ne sais plus vraiment combien c’était à l’époque — par exemple 8 lettres spontanées et 8 réponses à l’emploi et moi j’en faisais toujours plus. J’ai jamais refusé de faire une formation, j’ai jamais refusé un emploi qui convenait à mon profil et je trouve ça injuste qu’on me radie du chômage alors que jamais je n’ai rendu un certificat médical quand j’avais une convocation.

Un retour à la responsabilité individuelle

Les effets de l’ensemble de ces réformes sont clairs, puisque les bénéficiaires de l’aide sociale ont largement augmenté depuis la réforme. Entre 2012 et 2020, le nombre de bénéficiaires du Revenu d’Intégration Sociale a augmenté de 96 178 à 147 034, soit une augmentation de 53 % [7]. L’ensemble des réformes récentes de l’assurance chômage provoque une relégation massive de la prise en charge du chômage vers le régime d’assistance (les CPAS). Or, en sortant cette prise en charge du circuit de la Sécurité sociale (dont dépend l’assurance chômage), on affaiblit la conception de la situation de chômage comme un phénomène involontaire et indépendant de leur volonté pour les individus et comme un risque social contre lequel il faut organiser une assurance collective.

D’un point de vue individuel, on plonge tout simplement des personnes déjà victimes d’une situation précaire qu’elles n’ont pas choisie dans des tourments encore plus grands. D’une part, elles doivent faire avec des ressources encore plus limitées. Eylem raconte par exemple qu’elle doit régulièrement refuser des dépenses pour son fils du fait des frais indispensables dont il faut d’abord acquitter :

Il m’a demandé quelque chose, j’ai dit « on a une voiture, on va payer d’abord la voiture et alors après on verra ce qui nous reste pour toi ». Et il comprend, il sait bien que parfois c’est difficile, il le sait. On fait avec, il y a pire que nous hein.

D’autre part, ces personnes doivent assumer le cout d’une identité stigmatisée d’« assisté » du fait du passage de l’assurance à l’assistance, qui provoque de la honte, une perte d’estime de soi et des blessures dans sa dignité :

C’est humiliant, tout simplement. C’est humiliant, c’est dégradant. C’est juste ça quoi. C’était déjà pas jojo en étant au chômage. Dire « je suis au chômage » ça sortait difficilement, mais alors là le CPAS, ça sort encore un peu moins facilement encore hein. Je ne le dis même pas. Je ne le dis pas. Je ne le dis pas du tout. (Mélina, 50 ans, mère de cinq enfants, exclue des allocations d’insertion en 2015)

Cette situation est d’autant plus troublante que la période actuelle est marquée par une pénurie structurelle d’emploi : on estimait qu’il y avait 8 postes pour 100 demandeurs d’emploi en 2016 [8]. Dans ce contexte, quand bien même les institutions « activeraient » les chômeurs/euses, il est impossible que ceux/celles-ci trouvent tou-te-s un emploi. Les réformes de l’assurance chômage votées ces 10 dernières années ont par contre des effets sociaux tout à fait certains : la fragilisation de la protection sociale et la précipitation des chômeurs/euses les plus fragiles dans davantage de précarité et de pauvreté.

Notes

[1Voir l’article de l’Observatoire des inégalités « Histoire du chômage : de la charité au droit » (Joël Girès).

[3Les témoignages et situations vécues ont été récoltés par le biais d’entretiens (issus de l’étude des Femmes Prévoyantes Socialistes : « Du chômage au CPAS : récits de femmes ») et de comptes rendus d’assistant-e-s sociales/sociaux apportant une aide à des personnes vulnérables ou dans la précarité (issus l’étude de l’Observatoire social des Centres de service social : « Réformer pour mieux exclure ? Impact de la réforme chômage sur la vie des gens »). La présentation de ces vécus a pour but de montrer, au-delà des chiffres, les effets sociaux et humains des réformes récentes de l’assurance chômage.

[4Depuis la 6ᵉ réforme de l’état, le contrôle de la disponibilité des chômeurs/euses a été transféré aux Régions.

[8Van Hamme G., Englert M., « En Belgique, il y a du travail… qui cherche trouve ? » in Le Forum – Bruxelles contre les inégalités, 2018, Pauvrophobie : Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, Waterloo, p. 81.