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La faible accessibilité aux soins dentaires est une barrière pour les personnes âgées

19 décembre 2022 Joël Girès, Pierre Marissal

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Cet article s’intègre dans une série de 3 analyses sur l’accessibilité aux soins dentaires conventionnés rendues possibles grâce à la participation de Solidaris ; il s’agit ici du troisième. Le deuxième est consultable sur une autre page du site.

De grandes disparités géographiques existent en Belgique concernant l’accès à des soins dentaires conventionnés, c’est-à-dire tarifés selon des barèmes plafonnés – et donc plus accessibles. Ces disparités ont de fortes conséquences concernant les pratiques de soins des patients : elles impliquent que les plus pauvres se soignent moins dans une situation de faible accessibilité aux soins conventionnés, alors que les plus aisés peuvent plus facilement s’affranchir de la distance ou se permettre le surcoût lié au fait de consulter un dentiste non conventionné. Autrement dit, la dimension d’accessibilité géographique augmente les inégalités sociales de soin. Ce constat n’est cependant vrai que pour les personnes de moins de 65 ans. Nous abordons ainsi dans cette analyse la relation spécifique entre l’accessibilité géographique et financière aux soins dentaires pour les personnes âgées.

La fréquence des consultations et les montants des dépenses dentaires ont la particularité de ne pas augmenter avec l’âge, contrairement à d’autres types de soin [1]. La figure 1 illustre le phénomène : elle présente le pourcentage de personnes par âge qui ont des contacts réguliers avec un dentiste, selon le niveau socio-économique du quartier (les différentes lignes de couleur). On remarque ainsi que la proportion des personnes qui consultent régulièrement un dentiste diminue fortement avec l’âge à partir de 65 ans.

Figure 1 : Proportion des personnes qui consultent régulièrement un dentiste par âge et niveau socio-économique du quartier

L’une des raisons de cet état de fait est que la santé bucco-dentaire est davantage dégradée chez les personnes âgées. L’enquête fédérale sur la santé bucco-dentaire de la population belge en 2012-2014 indique que près d’un quart des personnes de 75 ans n’ont plus leur propre dentition [2], situation qui implique potentiellement des soins moins fréquents. Les autres problèmes de santé auxquels sont confrontées les personnes âgées peuvent également reléguer la santé dentaire au second plan, celle-ci étant perçue comme moins prioritaire [3]. Néanmoins, la moindre fréquentation des services dentaires des personnes âgées n’est pas uniquement une traduction d’un état de santé ; elle est aussi en partie le produit de l’organisation des soins de santé, plus ou moins capable de prendre correctement cette question en charge.

Il faut notamment noter la dimension de l’accessibilité financière des soins. Le graphique révèle ce phénomène, puisqu’il montre que les consultations dentaires des personnes issues des quartiers les plus défavorisés (ligne mauve sur le graphique) sont – à tout âge – inférieures à celles résidentes dans les quartiers les plus aisés (ligne jaune). Mais ces écarts sont les plus importants autour de l’âge de la retraite. Le coût élevé des soins dentaires a un effet dissuasif à la consultation et est producteur d’inégalités sociales, la chose est déjà bien connue [4].

Il faut également mentionner la question de l’accessibilité géographique, qui se pose de manière plus aiguë pour le troisième âge que pour les populations plus jeunes. Une enquête qualitative menée en Flandre et à Bruxelles sur les barrières d’accès aux soins souligne que les plus grandes difficultés de déplacement des personnes âgées peuvent les empêcher de se rendre chez des prestataires de soin lorsque ceux-ci ne sont pas à une distance raisonnable [5]. De ce fait, la perte de la possibilité de conduire est une préoccupation importante dans la population âgée, celle-ci ayant pour effet une grande diminution de mobilité et donc d’indépendance. En effet, des transports publics performants ne sont pas disponibles partout (notamment dans les zones rurales), et leur coût est par ailleurs mentionné comme une barrière aux soins par les personnes âgées. De plus, les personnes âgées isolées n’ont pas toujours des proches sur qui compter pour les conduire chez le dentiste, ou les accompagner pour un soin dentaire qui demanderait une sédation [6]. Nous explorons dans la suite de ce chapitre les conséquences des inégalités d’accessibilité de soins conventionnées sur l’accès des personnes âgées aux soins dentaires.

L’ensemble des éléments exposés précédemment rendent la question de l’accessibilité financière et géographique particulièrement importante pour la population du troisième âge, justifiant le fait d’en faire une analyse spécifique. Nous traitons cette question à travers la disponibilité proche de soins dentaires conventionnés, puisque le conventionnement a comme objectif de limiter le coût des soins, et donc d’en garantir a minima l’accessibilité financière. Or, les prestataires qui dispensent des soins dentaires conventionnés sont très inégalement répartis sur le territoire belge, quand bien même le pays est petit et dense [7]. Nous rappelons dans l’encadré ci-dessous les grandes lignes de ce constat. La question que nous posons est celle des impacts de cette inégale répartition de soins dentaires conventionnés en termes de pratiques de consultations pour la population des 65 ans et plus. Nous ne considérons pas les personnes en maison de repos dans cette analyse, car l’accès aux soins pour cette population relève de logiques différentes. Nous proposons d’investiguer cette question à travers trois points : 1) la distance parcourue par les personnes ; 2) le report de soin vers des prestataires non conventionnés ; 3) le renoncement aux soins dentaires réguliers.

Note méthodologique

1. Les accessibilités locales aux soins conventionnés.

Pour mesurer les inégalités d’accessibilité aux soins dentaires, nous utilisons deux sources : les données de l’INAMI, qui listent tous les dentistes de Belgique, et les données de Solidaris, qui renseignent à la fois l’offre des soins dentaires procurés par les dentistes, et les consultations dentaires auxquelles se sont rendus les patients. À cause de la crise sanitaire qui a bouleversé les pratiques en matière de soins de santé, nous avons choisi les données de 2018. Nous disposons ainsi d’une liste de 7 153 dentistes qui ont eu au moins un contact avec un patient en 2018 et d’informations sur les pratiques de soins de 3 145 667 affiliés de Solidaris – dont 559 395 de 65 ans ou plus qui constituent la population d’étude de l’analyse ci-présente –, à partir desquels nous avons extrapolé les résultats à l’ensemble de la Belgique. La carte ci-dessous représente les inégalités d’accessibilité aux soins conventionnés.

Carte 1 : Accessibilité aux soins dentaires conventionnés

Les zones vertes indiquent les meilleures accessibilités, qui correspondent souvent à des localisations urbaines ou périurbaines même si ce n’est pas systématique. Les moins bonnes accessibilités, en rouge, sont quant à elles fréquentes dans les zones rurales peu densément peuplées, qui occupent une grande part du territoire. Mais de mauvaises accessibilités s’observent également dans des zones plus peuplées, y compris dans des villes. Le cas d’Anvers est ici emblématique, mais plusieurs autres villes, dans le Hainaut par exemple, présentent également des accessibilités médiocres.

2. Les niveaux socio-économiques des patients.

Dans la suite de l’analyse, nous utilisons le niveau socio-économique du quartier pour approximer le niveau social des personnes. Il ne s’agit pas de l’indicateur le plus fin, mais il s’impose du fait de la faible quantité d’informations disponibles quant au niveau socio-économique des personnes âgées. Il est néanmoins suffisant pour produire des résultats probants.

1) Faible accessibilité : des distances qui augmentent peu

Dans une situation de faible accessibilité à des soins conventionnés, on peut imaginer que les personnes réalisent des trajets plus importants pour trouver des soins dentaires accessibles financièrement. C’est ce que nous avons observé concernant la population des moins de 65 ans dans notre analyse de leur accès aux soins dentaires : lorsque les personnes vont chez le dentiste, elles font davantage de kilomètres avec la diminution de l’accessibilité aux soins conventionnés, et ce d’autant plus qu’elles ont un niveau social peu élevé, le report vers l’offre non conventionnée étant sans doute trop cher [8]. Or, ce phénomène est beaucoup moins marqué pour les personnes âgées, comme l’illustre la figure2, qui montre les distances parcourues par les personnes âgées pour accéder aux soins dentaires.

Figure 2 : Distance moyenne parcourue pour se rendre chez le dentiste (personnes âgées)

À gauche du graphique, on trouve les personnes qui vivent dans des zones où l’accessibilité à un dentiste conventionné est bonne ; à droite, celles qui vivent dans les zones où cette accessibilité est mauvaise. Les couleurs de l’échelle d’accessibilité (en bas du graphique) correspondent aux couleurs de la carte de Belgique montrée dans l’encadré précédent, afin que le lecteur puisse identifier précisément les zones géographiques concernées. Les lignes des différentes couleurs désignent les niveaux socio-économiques des personnes. La ligne horizontale discontinue rouge désigne quant à elle la moyenne des distances parcourues par les personnes âgées. On voit ainsi que les écarts des distances sont assez peu élevés entre les niveaux sociaux, ceux-ci étant assez entremêlés sur le graphique, et tous proches de la moyenne (les distances parcourues pour se rendre chez le dentiste sont généralement de 7 à 10 km). De plus, les distances parcourues pour accéder aux soins augmentent assez peu avec la baisse de l’accessibilité jusqu’à un certain niveau : lorsque l’accessibilité devient très faible (à droite du graphique), les personnes âgées parcourent alors des trajets notablement plus longs, surtout les plus pauvres. Il est tout à fait plausible que le peu de différences constatées révèle un phénomène spécifique aux personnes âgées : leurs difficultés de mobilité homogénéiseraient alors les différences sociales, puisque tous les groupes sociaux seraient confrontés à des difficultés de mobilité accrues [9]. Les distances parcourues par les personnes âgées sont par ailleurs en général moins élevées que les patients plus jeunes, élément qui appuie cette hypothèse. Il n’en reste pas moins que là où l’accessibilité est très mauvaise, les personnes âgées pauvres parcourent des distances considérables pour accéder à des soins dentaires conventionnés.

2) Faible accessibilité : report vers des soins non conventionnés

Si les patients âgés ne font généralement pas davantage de kilomètres dans le cas d’une faible accessibilité à des soins conventionnés (sauf accessibilité très basse), peut-être reportent-ils alors leurs consultations vers des soins non conventionnés ? L’analyse des données confirme cette idée. La figure3 affiche la proportion des personnes qui consultent un dentiste non conventionné par niveau social et par niveau d’accessibilité.

Figure 3 : Probabilité de consulter un dentiste non conventionné (personnes âgées)

Les personnes âgées aisées (ligne jaune sur le graphique) consultent plus souvent un dentiste non conventionné, même lorsque l’accessibilité aux dentistes conventionnés est bonne, mais on voit surtout que l’ensemble des personnes âgées – y compris les plus pauvres – sont contraintes de consulter plus souvent un dentiste non conventionné lorsque la disponibilité de prestataires conventionnés fait défaut (les lignes montent plus on s’approche de la droite du graphique).

Une faible disponibilité de soins conventionnés proches engendre donc un report tout à fait net vers des prestataires non conventionnés, qui pratiquent donc en moyenne des prix plus élevés. Ce constat est globalement vrai quel que soit le niveau social des patients, même si les tendances divergent quelque peu.

3) Faible accessibilité : renoncement au soin généralisé

Si la distance à parcourir pour consulter un dentiste conventionné est trop grande – rendant le déplacement impossible pour la personne âgée – et si les ressources financières ne permettent pas un report vers un dentiste non conventionné, une éventualité restante est que les patients âgés reportent dans le temps ou renoncent tout simplement aux soins dentaires. Nos analyses nous portent à corroborer cette hypothèse. La figure 4 montre la probabilité de consulter régulièrement le dentiste, selon les différents niveaux socio-économiques des patients et l’accessibilité aux soins conventionnés.

Figure 4 : Indices comparatifs – contacts dentaires réguliers (personnes âgées)

La ligne horizontale discontinue grise désigne la tendance moyenne de l’ensemble de la population des plus de 65 ans à avoir des contacts réguliers avec un dentiste [10] : lorsque le niveau est inférieur à cette ligne, cela signifie que le renoncement est plus important que l’ensemble de la population étudiée. On voit de manière générale que les personnes vivant dans des quartiers aisés (dont on estime qu’elles sont en moyenne plus aisées) ont, dans toutes les situations, une tendance moindre à renoncer à des soins réguliers que les plus pauvres (la ligne jaune est pour tous les niveaux d’accessibilité bien au-dessus de la ligne mauve). On remarque cependant qu’une faible accessibilité a un impact sur toutes les personnes âgées, quel que soit leur niveau socio-économique : les courbes sont toutes descendantes, indiquant des tendances de plus en plus élevées à renoncer aux soins lorsque ces derniers deviennent plus difficiles d’accès.

Ce résultat est marquant, car il diffère de celui observé concernant la population plus jeune [11]. Dans le cas des personnes de moins de 65 ans, les plus aisés semblent avoir les moyens nécessaires pour ne pas être impactés par une faible accessibilité aux soins conventionnés, en reportant leurs besoins vers des prestataires non conventionnés (plus chers), ou en réalisant en moyenne des trajets plus longs. Autrement dit, la faible accessibilité des services conventionnés augmente les inégalités sociales pour les moins de 65 ans. Le constat est différent pour les personnes du troisième âge : les inégalités sociales restent tout aussi importantes (les écarts entre les lignes claires et foncées ne se réduisent pas sur le graphique), mais l’inaccessibilité des services entraîne une augmentation du renoncement aux soins dentaires pour tous les groupes sociaux. Ce phénomène n’est très certainement pas uniquement lié à la faiblesse de soins conventionnés, mais à l’insuffisance de l’offre sur certains territoires. Ce résultat n’est pas étonnant, puisque même aisées, les personnes du troisième âge rencontrent elles aussi des problèmes de santé accrus, diminuant leur mobilité. Autrement dit, la vieillesse est un vecteur de fragilité et semble constituer, quel que soit le niveau social, une barrière à l’accès aux soins dentaires, du moins tels qu’ils sont organisés.

Conclusion

Dans une analyse précédente, nous avons vu que les faibles accessibilités aux soins dentaires ont spécifiquement un impact négatif sur les opportunités de consultation des plus pauvres. Cette observation n’est cependant vraie que pour les personnes de moins de 65 ans qui disposent, lorsqu’elles ont les ressources suffisantes, des moyens pour vaincre les barrières géographiques et financières qui se dressent face à elles dans l’accès aux soins. Il semble en effet que le phénomène ne soit pas observé pour les personnes âgées : dans ce cas, la diminution de l’accessibilité aux soins implique un renoncement au soin pour l’ensemble des personnes âgées, qu’elles soient riches ou pauvres.

La raison qui explique cette relative homogénéisation des pratiques (« relative », car des écarts demeurent néanmoins) réside probablement dans les difficultés accrues des personnes âgées en termes de mobilité, quelles que soient leurs ressources financières. Ce constat situe ainsi l’accessibilité des soins non pas comme une problématique « sociale », ne concernant que les personnes démunies, mais toute la population, puisque nous sommes a priori tous destinés à vieillir et à voir notre santé se fragiliser. Ce constat plaide ainsi pour une meilleure régulation collective de l’offre de soin, dans le but de donner un bon accès géographique et financier aux soins (dentaires), quels que soit le lieu de résidence ou les moyens dont disposent les personnes.

Notes

[1Raynaud D. (2006), La consommation de soins des personnes âgées, Actualité et dossier en santé publique, n° 2, pp. 34-37 ; Mutualités libres (2019), Quelle est la fréquence de visite des personnes âgées chez le dentiste ?, Health Forum, n° 39, pp. 20-23.

[3On peut trouver différentes raisons de cette sous-fréquentation dans : Lamy M. (2014), La santé bucco-dentaire des personnes âgées, Revue Médicale de Liège, Vol. 69, n° 5-6, pp. 357-360 ; Dayez, J.-B. (2014), Santé bucco-dentaire des aînés : l’urgence d’agir. Analyses Énéo, 2014, n° 11 ; Bert E., Bodineau-Mobarak A. (2010), Importance de l’état bucco-dentaire dans l’alimentation des personnes âgées, Gérontologie et société, Vol. 33, n° 134, pp. 73-86.

[4Voir J. Girès, P. Marissal (2022), « L’accessibilité géographique aux soins dentaires – La question du conventionnement des soins », Observatoire belge des inégalités.

[5Fret B., De Donder L., Lambotte D., Dury S., Van der Elst Michaël, De Witte N., Switsers L., Hoens S., Van Regenmortel S., Verté D. (2019), Access to care of frail community-dwelling older adults in Belgium : a qualitative study, Primary Health Care Research & Development, Vol. 20.

[6Borreani, E., Wright, D., Scambler, S., E Gallagher J. (2008), Minimising barriers to dental care in older people, BMC Oral Health, Vol. 8.

[7Voir J. Girès, P. Marissal (2022), « L’accessibilité géographique aux soins dentaires – La question du conventionnement des soins », Observatoire belge des inégalités.

[8Voir J. Girès, P. Marissal (2022), « Les inégalités sociales aggravées par la faible accessibilité aux soins dentaires ? », Observatoire belge des inégalités.

[9Cette absence de différence est également constatée si l’on compare les bénéficiaires de l’intervention majorée (plus précaires) aux autres affiliés des mutuelles, en ne considérant que la population âgée.

[10Nos indices sont standardisés par sexe et âge. Quant à la population de référence, elle désigne l’ensemble des affiliés de Solidaris âgé de 65 ans ou plus. Cette population ne doit pas se confondre avec la population âgée belge, Solidaris comptant une sur-représentation de personnes défavorisées parmi ses affiliés. Néanmoins, les écarts entre les niveaux sociaux sont très certainement indicatifs de tendances présentes dans toute la population âgée.

[11Voir J. Girès, P. Marissal (2022), « L’accessibilité géographique aux soins dentaires – La question du conventionnement des soins », Observatoire belge des inégalités.