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Education Classes sociales

La reproduction sociale en Belgique

3 mai 2021 Delfina Sahiti

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Sur base de données inter-générationnelles, cet article propose une mesure de la reproduction des inégalités de diplômes entre les générations en Belgique. L’intensité de la reproduction sociale est largement confirmée.

La reproduction sociale via l’enseignement est un processus fortement documenté, tant dans son intensité que dans ses mécanismes profonds.

Par reproduction sociale, il faut entendre l’existence d’un lien fort entre le statut social des parents, et en particulier leur diplôme (capital culturel), et la réussite scolaire. Comme l’accès au diplôme constitue dans nos sociétés contemporaines un déterminant majeur du statut social, il en résulte une reproduction des statuts socio-économiques à travers les générations.

La persistance dans nos sociétés d’inégalités déterminées par le rang à la naissance pourrait pourtant apparaître comme anachronique. En effet, la lutte entre l’idéologie libérale (fondée sur le mérite) et conservatrice (fondée sur le rang) au XIXe. siècle ont abouti à la défaite de ces derniers. L’idéologie du rang de naissance (être bien né autorisant l’accès naturel à un statut social supérieur) est devenue obsolète et la valeur dominante devient celle du mérite, qui fonderait le destin social des individus dans nos sociétés. Dans cette logique, l’héritage – la transmission inter-générationnelle de la richesse accumulée – apparaissait aberrante à un social-démocrate modéré comme Emile Durkheim à la fin du XIXe. siècle, de même que la reproduction des inégalités à travers le système scolaire est en contradiction avec l’idéologie méritocratique de nos sociétés.

En Belgique, la prise de conscience de l’intensité de cette reproduction sociale a poussé les autorités à prendre des mesures depuis plusieurs décennies. Parmi ces mesures, on peut citer en communauté française les dispositions relatives à la discrimination positive [1] depuis les années 1990 ou le décret mixité dans les années 2000, visant à assurer plus de mixité sociale au sein des écoles, postulant que la concentration d’enfants défavorisés était susceptible de renforcer leurs difficultés.

Pourtant, au début du XXIe. siècle, la reproduction sociale est encore extrêmement intense en Belgique. Cet article en propose une mesure en reliant le niveau de diplôme des enfants aux caractéristiques de leurs parents.

L’intensité de la reproduction des diplômes

Les données proposées ici portent sur la cohorte des 30 à 34 ans, soit plus de 700000 individus autour de 2011. Travailler sur cette génération permet de se centrer sur un groupe homogène au niveau de l’âge, compte tenu de l’influence majeure de l’âge sur le niveau de diplôme [2]. En outre, pour une majorité d’entre eux, les parents ne sont pas décédés, ce qui permet de limiter la perte de données quant aux caractéristiques des parents tout en s’assurant que pour la grande majorité d’entre eux, leurs études sont terminées (avec le prolongement des études, une part non négligeable des 25-29 ans est encore aux études).

Le tableau 1 croise le diplôme de la mère, souvent considéré comme plus déterminant que celui du père, et celui des enfants âgés de 30 à 34 ans. Lorsque la mère dispose au plus d’un diplôme de l’école primaire, 6% de cette génération accède à un diplôme supérieur long et 4% ne dépasse pas le primaire ! Lorsque la mère a un diplôme du supérieur long, type universitaire, ces nombres atteignent respectivement 65% (soit 10 fois plus) et 0,33% (soit 12 fois moins). Même si ce tableau indique des diplômes plus élevés pour les 30-34 ans que pour la génération précédente, il montre surtout l’intensité du lien qui existe entre le niveau de diplôme de la mère et celui de l’enfant.

Tableau 1. Niveau de diplôme de la mère et de leurs enfants de 30 à 34 ans en 2011

Toutefois, nous ne pouvons pas affirmer à ce stade que le diplôme de la mère (ou du père) détermine celui des enfants. En particulier, les parents peu diplômés sont aussi en moyenne plus pauvres, d’origine étrangère, vivent dans des logements plus petits, dans des quartiers plus défavorisés, soit toute une série de facteurs susceptibles d’affecter le parcours scolaire des enfants. Toutefois, que ce soit le diplôme ou d’autres caractéristiques des parents ne changerait pas l’essentiel : le statut social des parents déterminerait celui des enfants ; il y aurait juste un doute sur les caractéristiques parentales qui jouent le rôle le plus important pour expliquer le diplôme des enfants.

Le tableau 2 en annexe synthétise les principaux résultats d’analyses statistiques portant sur le niveau de diplôme des « enfants », âgés de 30 à 34 ans [3].

Les principaux résultats sont très attendus : les enfants de parents diplômés, avec des revenus plus élevés, avec de meilleures conditions de logements et résidant dans des quartiers socio-économiquement plus favorisés, ont en miyenne des diplômes plus élevés. Les caractéristiques individuelles sont moins importantes que celles des parents, même si les femmes sont en moyenne plus diplômées que les hommes dans la génération des 30-34 ans.

Toutefois, un autre résultat nous paraît important. En introduisant seulement les caractéristiques des individus (les « enfants » de 30 à 34 ans), nous ne pouvons expliquer que 5 % de l’inégalité d’accès aux diplômes ; en introduisant les caractéristiques des parents, nous atteignons près de 30 % (voir Tableau 2). Avec seulement le diplôme des deux parents, sans leurs autres caractéristiques (revenus, ...), le modèle statistique explique déjà 27 %, bien plus que le revenu ou d’autres caractéristiques parentales prises séparément. Certes, d’autres caractéristiques jouent certainement sur l’accès aux diplômes (capacité d’apprentissage, écoles fréquentées, …), mais pouvoir expliquer 30 % des écarts avec seulement quelques variables est exceptionnel lorsqu’on travaille sur des performances individuelles, et l’essentiel de ces 30 % provient de caractéristiques sociales liés au rang lié à la naissance !

Qu’est-ce que cela signifie ? D’une part, cela confirme l’intensité de la la reproduction sociale. D’autre part, c’est bien le diplôme – indice du capital culturel – qui apparaît comme le facteur le plus détérminant de cette reproduction sociale. Il est vrai que séparer les différentes dimensions de l’origine sociale présente certaines limites [4], mais il n’en reste pas moins que l’effet du diplôme est beaucoup plus fort que celui, par exemple, du revenu !

Nos résultats confirment donc l’intensité de la reproduction sociale en Belgique et l’incapacité du système d’enseignement dans son ensemble à effacer les différences sociales héritées. Notre société vit dès lors en contradiction manifeste avec son propre idéal, celui largement partagé de l’égalité des chances, puisque le rang de naissance détermine encore largement la destinée sociale des individus.

Certes, on ne peut pas faire peser sur le seul système d’enseignement la responsabilité de cette reproduction mais, dans nos sociétés contemporaines, l’éducation reste le principal outil pour y parvenir.

Tableau 2. Inégalité d’accès au diplôme en fonction des caractéristiques individuelles et de l’origine sociale des 30-34 ans en 2011
Lecture : Lorsque l’indice est positif, cela signifie que, par rapport à la référence, cette caractéristique permet en moyenne d’accéder à un diplôme supérieur. Par exemple, avoir un parent diplômé du supérieur long rend fortement la probabilité d’obtenir un diplôme élevé par rapport aux enfants dont les parents sont diplômés du primaire ou moins.

Notes

[1Dispositions visant à donner plus de moyens aux écoles défavorisées ou accueillant des publics défavorisés.

[2Comme le niveau de diplôme augmente avec le temps, les jeunes générations sont en moyenne plus diplômées que les anciennes ; il est donc délicat de comparer le niveau de diplômes de générations différentes.

[3Les indicateurs individuels sont : le sexe, le lieu de naissance (4 classes de pays en fonction du PIB par hab.), et la composition du ménage. Les indicateurs des parents sont pour le père et la mère séparément : le diplôme, le revenu, le lieu de résidence, le nombre de pièces dans le logement.

[4Les individus forment un tout avec des caractéristiques associées, si bien que la distinction mathématique entre ces différentes variables est difficile à concevoir.