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Santé Classes sociales

Les médecins contre le peuple ?

Une opposition historique au système de protection sociale

20 mars 2017 Joël Girès

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Instauration de l’Assurance Maladie-Invalidité obligatoire

Aujourd’hui, une part importante de nos dépenses en soins de santé (consultations, médicaments, hospitalisation) est remboursée par l’État, à travers l’Assurance Maladie-Invalidité (AMI) [1], composante du système de sécurité sociale. En réalité, cette situation est relativement récente, puisque l’assurance maladie obligatoire n’existe que depuis 1944, date de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avant cela, des mutuelles existaient [2], mais elles étaient des initiatives privées, dont les travailleurs eux-mêmes étaient à l’origine, en réaction à leur condition de vie très dure et au fait qu’ils ne bénéficiaient d’aucun revenu de remplacement en cas de maladie ou d’accident. Il relevait de la responsabilité de chacun de s’affilier ou non à ces sociétés mutualistes ; dès lors, la situation d’avant-guerre était une situation de grandes inégalités, puisque seuls les nantis avaient accès aux soins procurés par les médecins indépendants traditionnels. Les ouvriers, quant à eux, étaient soignés par des médecins associés aux mutuelles et travaillant à un tarif forfaitaire (ils étaient payés une somme fixe, et non pas en fonction du nombre d’actes, comme les médecins indépendants). Cependant, tous les ouvriers n’étaient pas affiliés à une mutuelle, notament en raison de leurs faibles revenus. Ceux-là ne pouvaient bénéficier de tarifs réduits.

En 1944, l’instauration de la Sécurité Sociale changea profondément la donne : tous les salariés du secteur privé bénéficiaient désormais de remboursements de soins de santé. Ils ne devaient plus verser de cotisation à une mutuelle : elle était directement précomptée sur leur salaire, se rajoutant à la cotisation du patron, contribuant lui aussi à alimenter la sécurité sociale. Le budget de l’assurance maladie devenait un budget d’État et les mutuelles se transformaient en guichets payeurs. Cette réforme était vue par les ouvriers comme une avancée sociale, puisqu’elle initiait la généralisation de l’assurance maladie et la création d’un système de solidarité entre tous les travailleurs. Néanmoins, tout le monde n’était pas ravi : le corps des médecins s’opposa frontalement à l’AMI. C’est cette histoire peu connue que je relate ici [3].

Un affront à la médecine libérale

La généralisation du système d’assurance maladie avait des effets très concrets pour les médecins : elle impliquait de revoir les relations entre le corps médical et l’État. En effet, si les honoraires des médecins à rembourser étaient trop élevés, le système courrait financièrement à sa perte, et si n’était remboursée qu’une faible part des frais médicaux, le système n’avait que peu d’intérêt pour les assurés. L’instauration de l’AMI a donc lancé une réflexion sur le plafonnement des honoraires des médecins.

Quel affront pour les médecins, profession libérale par excellence qui a érigé la liberté en vraie éthique professionnelle ! La médecine se pensait comme un « art de guérir », dont la grandeur provenait précisément de la liberté de ses praticiens de poser les actes justes, mais aussi de la liberté de demander aux patients des honoraires reflétant la valeur de ces actes. C’est cette même liberté qui garantissait aux yeux des médecins le fait d’avoir un esprit social et de pouvoir soigner les plus démunis. « Nous désirons faire la charité à qui nous l’entendons », lança en 1947 un des meneurs de l’opposition médicale à l’AMI [4].

Cette opposition avait bien sûr un motif économique : l’AMI représentait potentiellement une perte de revenus pour les médecins. Mais au-delà de la préoccupation de se garantir des recettes élevées, les médecins se battirent aussi pour l’idéal libéral au principe des lettres de noblesse de la profession et de la qualité – selon leur point de vue – des soins prodigués. La réponse d’un autre leader du corps médical à la question de savoir les raisons de cette opposition est éclairante :

Pour ce motif, qui est un motif élevé, que pour faire une médecine convenable, il ne faut pas être aux ordres de l’État, et pour un motif moins élevé : c’est que le jour où l’État est le patron, vous n’avez plus rien à dire : c’est lui qui fixe vos honoraires. (1957) [5]

La défense de l’aspect libéral de la médecine se lit sans détour dans l’opposition à la « médecine d’abonnement », celle pratiquée par les cliniques socialistes dans lesquelles les médecins étaient payés au forfait. « Dans ces usines médicales, le médecin est déjà l’ouvrier » dirent en 1953 les médecins hostiles à l’AMI [6]. La figure repoussoir est ici celle de l’ouvrier, travailleur à la chaîne ne disposant d’aucune autonomie. En réalité, la hantise des médecins était de devenir salariés ou fonctionnaires, au service de l’État ou des mutuelles. De ce fait, le système du « tiers payant » suscita la même répugnance. Le tiers payant est un système par lequel le patient démuni n’a plus à avancer les honoraires lorsqu’il va chez le médecin, le paiement étant directement pris en charge par la mutuelle ; le médecin doit uniquement demander la part personnelle (le « ticket modérateur ») au patient (dont l’existence a d’ailleurs pour but de responsabiliser ce dernier). Ce système que les socialistes voulaient généraliser était vu comme un cheval de Troie vers la « salarisation » de la médecine, parce qu’il faisait de la mutuelle l’acteur qui payait les médecins à des tarifs déterminés.

Résistance des médecins face aux conventions

En 1963, la loi « Leburton » fut votée [7]. Celle-ci prévoyait entre autres la refonte de l’assurance maladie dans l’Institut National d’Assurance Maladie-Invalidité (INAMI) et l’extension de l’AMI à d’autres catégories (fonctionnaires, indépendants, étudiants, invalides). Mais elle organisait surtout un système de conventions nationales, c’est-à-dire des barèmes d’honoraires précis que les médecins devraient respecter. Elle envisageait que les médecins refusant ce système – les « non conventionnés » – se verraient moins remboursés. Elle créait ainsi un puissant incitant pour obliger les médecins à respecter les conventions et établir une sécurité tarifaire pour les patients – avant cela, les médecins étaient relativement libres de fixer les honoraires à leur guise. Outre cette mesure qui limitait déjà largement la liberté financière des médecins, la loi voulait un tarif préférentiel pour les veuves, invalides, pensionnés et orphelins (VIPO) et l’égalité des honoraires entre les généralistes et les spécialistes. Les médecins s’insurgèrent contre ce qu’ils percevaient comme une « étatisation » de la médecine et la plupart des dix-mille médecins belges se mirent en grève en 1964. Ce document vidéo d’époque permet de se rendre compte de l’ampleur du conflit entre les médecins et le gouvernement :

La grève dura 18 jours, forçant l’État à mobiliser les médecins de l’armée pour faire face à la pénurie de soins [8]. Le conflit fit reculer le gouvernement et déboucha sur les « accords de la Saint-Jean », qui forment encore aujourd’hui la base de notre système de santé [9]. Depuis cet épisode, les conventions nationales établissant les honoraires des médecins doivent être négociées systématiquement entre médecins et mutuelles (au sein de la Commission nationale médico-mutualiste), dispositif qui permet au corps médical de garder une forme de contrôle sur ses propres revenus. En outre, chaque médecin est individuellement libre de se conventionner ou non, sans que cette décision ait un impact sur les remboursements dont ses patients bénéficient (ils sont identiques que le médecin soit conventionné ou non), et les conventions ne s’appliquent tout simplement pas si 40 % des médecins refusent de respecter les tarifs conventionnels. Autre infléchissement obtenu suite à la grève : les honoraires des spécialistes sont rehaussés par rapport à ceux des généralistes, contrairement au projet de loi initial, différence qui a encore cours aujourd’hui. On remarque ainsi à quel point le corps médical, structuré par son identité libérale et ses origines notables, a été une force qui a joué au cours de son histoire contre l’établissement d’un système de santé égalitaire, aussi étonnant que cela puisse paraître...

Notes

[1En Belgique, cette part s’élève à 78 % en 2016, ce qui veut dire qu’en moyenne 22 % des soins sont à charge des patients. Voir : OECD Health Statistics 2015 - How does health spending in BELGIUM compare ?

[2Elles existaient sous le nom de « sociétés de secours mutuels ». Voir La mutualité : une histoire plus que centenaire, En marche, 2006.

[3Beaucoup de mes informations historiques viennent de l’excellent livre « La sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé » de Guy Vanthemsche. Pour un résumé des faits, voir cet article plus court : La médecine gratuite pour tous voulue par André Renard, IHOES, 2011.

[4AGR, FMB, PV CD, 6.III.1947 cité dans « La sécurité sociale. Les origines du système belge... » p. 141.

[5AGR, FMB, PV CN, 9.V.1957 cité dans « La sécurité sociale. Les origines du système belge... » p. 142.

[6AGR, FMB, PV CN, 30.IV.1953, note « Commission consultative (...) » cité dans « La sécurité sociale. Les origines du système belge... » p. 141.

[7Du nom du ministre socialiste de la Prévoyance sociale de 1961 à 1965.

[8Pour avoir plus d’informations sur cette célèbre saga, voir La réforme de l’assurance maladie-invalidité et le conflit médecins - Gouvernement, Courrier hebdomadaire du CRISP, 1964. Les médecins racontent eux-mêmes cet épisode historique en des termes édifiants : La grève des médecins en 1964 : 35 ans déjà, Chambres Syndicales Dentaires ASBL ; Philippe Robert, Un demi-siècle de corporatisme syndical, le Généraliste, 2005.

[9Pour voir ce que les médecins ont obtenu suite à la grève de 1964, lire La réforme de l’assurance maladie-invalidité et le conflit médecins – Gouvernement ; le numéro 5 du mensuel « Le Médecin Spécialiste », Groupement des unions professionnelles belges de médecins spécialistes, 2003 et Anne Gillet, Syndicalisme d’hier et de demain : une rétrospective historique pour expliquer l’actualité, Santé conjuguée n° 34, 2008.