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Education Santé

Martine va à l’école spécialisée

27 avril 2015 Françoise Janssens

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Lorsqu’un enfant est « différent », parce qu’il souffre d’un handicap moteur, mental ou d’un « trouble instrumental » (dyslexie, problème d’attention...), il ne va généralement pas à l’école avec les autres. Le système scolaire belge organise un enseignement « spécialisé » ou « adapté » pour répondre aux problèmes spécifiques d’apprentissage de ces enfants. Cela semble être une bonne chose que l’école cherche à s’adapter aux difficultés de chacun. Mais pourquoi ne pas le faire dans une école ordinaire ? Par ailleurs, qu’est-ce qui préside à l’orientation d’un enfant dans l’enseignement « spécialisé » ? Comment ces enfants vivent-ils leur scolarité ? Rencontre avec le Dr Denis Verheulpen, neuro-pédiatre ayant exercé de nombreuses années à Bruxelles et à Charleroi. [...]

Quelle est votre appréciation par rapport la réponse que donne l’institution scolaire aux difficultés d’apprentissage de ces enfants ? Est-elle adaptée, comme l’indique son nom ?

Il y a plusieurs manières de répondre à cette question. Le système scolaire belge s’est adapté, avec beaucoup de bonne foi, en se centrant sur la mise en place d’un enseignement spécialisé, qu’on appelle maintenant « adapté », pour répondre à différents types de difficultés d’apprentissage ou d’intégration scolaire. Huit types d’enseignement spécialisé sont ainsi organisés (Voir encart ci-dessous). Les centres psycho-médico-sociaux (PMS) sont censés aider les enseignants dans l’orientation des enfants, notamment vers un enseignement adapté, et faciliter les contacts entre l’école et les médecins, psychologues, logopèdes, psychomotriciens, etc.

Le système est louable, et c’est bien mieux que la pure exclusion qu’on avait jusqu’au milieu du XXe siècle. Mais en pratique, comme je le dis parfois sur un ton un peu provocateur, on a remplacé le système de la grosse poubelle noire par celui du tri sélectif... L’orientation scolaire ressemble quand même souvent à une mise en sac poubelle, différent selon le cas, par les enseignants et les PMS. Souvent, les motivations sont très peu pédagogiques et tel qu’il est appliqué, le système est peu constructif - tout comme le système du redoublement en cas d’échec scolaire ou l’exclusion en cas de problème de comportement. Ce type d’orientation est souvent fait dans un esprit négatif et humiliant. Il y a beaucoup de maladresse, d’exaspération et un esprit parfois très « fonctionnaire » de la part d’enseignants. Tout ceci entraîne des souffrances narcissiques, des problèmes de confiance en soi ou des rebellions contre le système.

Alors que, théoriquement, le système n’est pas le pire qu’on puisse imaginer, en pratique il s’accompagne de beaucoup d’injustice, d’incompréhension, de souffrance pour les enfants, les parents et aussi les enseignants.

Par ailleurs, on sait que la proportion d’enfants étrangers ou « issus de l’immigration » dans l’enseignement « adapté » est importante [1].

En effet, et il y a plusieurs aspects à considérer. D’abord, ça dépend fortement des personnes que l’on rencontre. Et c’est vrai en général : si on tombe sur quelqu’un d’idiot et de procédurier, on n’aura pas la même chance que si on rencontre quelqu’un de dévoué, d’intelligent et de souple d’esprit. Souvent les enfants avec des difficultés scolaires non-spécifiques (par exemple : « je ne suis pas très bon à l’école parce que mes parents parlent à peine français ») sont orientés vers l’enseignement spécialisé juste parce que c’est trop difficile pour les enseignants du secondaire qui ont devant eux des classes de trente ! Du coup, ces enfants se retrouvent dans un enseignement soi-disant adapté qui ne l’est pas du tout, qui n’apporte aucune solution au problème. Et, sans vouloir stigmatiser, il y a des centres PMS et des régions où c’est systématique.

D’autre part, force est de constater que dans la population immigrée, il y a beaucoup de personnes très peu instruites qui n’ont pas l’instruction nécessaire pour aider leur enfant en difficulté scolaire. À côté de cela, je rencontre également des parents qui répondent à l’échec scolaire de l’enfant en le brimant, voire en le battant. C’est un sujet très tabou mais c’est pourtant très présent dans plusieurs cultures présentes chez nous, y compris bien sûr « la nôtre », où c’est sans doute le plus tabou donc moins visible. Bref le problème est multiple, mais au sein de tout cela, il y a les a priori négatifs, un profond racisme « sans méchanceté », une certaine condescendance à la coloniale. [...]

J’imagine que vous voyez parmi ces enfants, dont les troubles ne sont pas reconnus, ou qui sont baladés de type en type faute de trouver leur place (voir encart ci-dessous), la tentation d’abandonner, de « décrocher » ?

Tout le temps. Parfois on peut reprocher cet échec au système d’enseignement lui-même, parfois aussi à l’attitude du PMS, des enseignants, ou des parents quand ils sont consultés. Il est certain que ce sont des domaines assez difficiles, que parfois on passe à côté de certaines choses importantes alors qu’on essaie de bien faire. Mais le fait est que, surtout à l’entrée dans l’adolescence, quand on passe sa vie à faire des efforts et à entendre « Fais un effort ! » et que ces efforts ne sont pas fructueux, la prise d’indépendance vous pousse à baisser les bras. Et à ce moment-là, ça s’appellera de la « paresse ». Moi, je ne connais pas grand-monde qui soit paresseux dans des domaines où il est compétent.

Est-ce qu’il existe des pays qui répondent mieux à ces difficultés d’apprentissage ?

Il n’y a pas beaucoup de pays « développés, démocratiques et industrialisés » où la prise en charge est moins bonne qu’en Belgique et en France. Pour l’anecdote, à l’école européenne, la seule section où il y a encore des redoublements, c’est la section francophone. Dans cette école, il y a des consignes, qui ont été réfléchies abondamment par des pédagogues européens, et qui concernent l’aide à apporter aux enfants ayant des difficultés d’apprentissage, dans le but de les aider à obtenir leur baccalauréat européen [2] et à pouvoir enfin s’orienter vers un domaine où leurs compétences sont mises en évidence.Mais ces consignes ne sont pas appliquées dans le système scolaire belge. Au niveau universitaire, il y a plusieurs pages de consignes pour les étudiants avec difficulté spécifique d’apprentissage sur le site de la KUL [3], ce dont on n’a jamais entendu parler en Belgique francophone.

Disons que « le paradis » c’est en Finlande [4]. Il y a 20 ou 30 ans, contre l’avis de tout le monde, face aux railleries collectives des parents et des enseignants, on y a mis en place un système « zéro exclusion » dans lequel il y a de la place pour tout le monde, dans chaque classe. Les moyens, au lieu d’être alloués à des centres PMS ou des écoles spécialisés, ont été utilisés dans la création de classes plus petites, où les enfants travaillent par groupes de 4 ou 5, avec des systèmes et des médias d’apprentissage plus variés comme, par exemple, des ordinateurs à leur disposition en classe. Il y a des enfants pour qui c’est une aide énorme de pouvoir utiliser un ordinateur. Pour prendre note par exemple, quand ils ont une écriture illisible, ou en cas de dysorthographie sévère. Pourquoi ne pas pouvoir travailler avec un correcteur orthographique, alors qu’on le fera pendant toute sa vie ? Pourquoi jouer à faire une sorte de compétition où les gens en chaise roulante, les hémiplégiques devraient courir contre Usain Bolt ? Si Usain Bolt avait un caillou dans sa chaussure, il ne pourrait pas être champion olympique. [...]

C’est une philosophie qui est socialement beaucoup plus acceptable, plus ouverte. Dans notre système, si bienveillant soit-il, l’enfant handicapé, à deux ans et demi - ou, s’il tombe sur une école maternelle très ouverte et disponible, à cinq ans et demi - disparait de la vie sociale. Il n’est plus à l’école avec les autres, il doit aller à l’école avec d’autres enfants handicapés, dans un ghetto de handicapés, où les choses se passent souvent très bien parce qu’il y a des gens magnifiques qui s’occupent d’eux, mais où il se sentira toujours à l’extérieur du vrai monde, de la vraie vie. Et l’évolution non pas du système d’enseignement, mais l’évolution non-philosophique de notre société fait que c’est une réalité pour des gens de moins en moins handicapés ou de plus en plus « normaux ». La norme se restreint.

C’est assez représentatif du lissage que subit notre société. On parlait de compétition : il faut être compétitif, rentable, etc.

On va vers le clonage ! En particulier à l’école où il faut être lisse, sans surprise, malléable. Et ça forme de bons travailleurs flexibles, dynamiques, soumis et prévisibles. On vit dans une société qui cherche à faire disparaitre les originalités et à évacuer ceux qui ont des faiblesses. Malgré tout, j’ai l’impression que les gens qui ont été exclus injustement de l’enseignement ont plus de chance qu’il y a 50 ans de réussir à s’en sortir en mettant en avant leurs talents, leur créativité. Comme l’ont fait de tout temps les dyslexiques, des dysorthographiques et les dyspraxiques ! Edison, Benjamin Franklin, Wintson Churchill étaient des cancres parmi les cancres. Le père de Churchill disait que ses résultats scolaires de son fils étaient une insulte à l’intelligence. Quant à Edison, il s’est fait renvoyer de l’école à 12 ans parce qu’il était « débile ».

Encadré : les huit types de l’enseignement spécialisé

L’enseignement spécialisé est organisé, dans sa globalité ou partiellement, pour les enfants et les adolescents de 2 à 21 ans. Il se décline en huit types correspondant à différentes catégories de handicaps ou de troubles :

 Type 1 : enfants atteints de troubles mentaux légers.
 Type 2 : enfants atteints de troubles mentaux modérés à sévères.
 Type 3 : enfants atteints de trouble de comportement.
 Type 4 : enfants atteints de déficience physique.
 Type 5 : enfants malades (type organisé en milieu hospitalier).
 Type 6 : enfants aveugles et malvoyants,
 Type 7 : enfants sourds et malentendants,
 Type 8 : enfants atteints de troubles instrumentaux.

Notes

[1Voir à ce propos ce document de la Communauté française : « Publics de l’enseignement spécialisé : les élèves de nationalité étrangère »

[3Katholieke Universiteit Leuven

[4NDLR : En tout cas jusqu’à 16 ans, quand l’obligation scolaire prend fin. Après, 56% des élèves passent au lycée, 38% dans l’enseignement professionnel, 2% suivent la 10e année et 4% arrêtent (temporairement) leurs études (Chiffres : Claude Antilla, 2008). L’enseignement secondaire supérieur est hiérarchisé. Ainsi, un lycée de haut niveau exige un 9 (sur une échelle de 4 à 10) dans certaines branches pour pouvoir s’inscrire. À la fin de la scolarité, un examen national d’inscription à l’enseignement supérieur est organisé. Sa réussite est nécessaire pour pouvoir accéder à l’enseignement supérieur.