Mixité résidentielle, mixité scolaire et performances scolaires
3 septembre 2018
Face aux piètres performances des élèves issus de l’enseignement de la Communauté française de Belgique ainsi qu’aux fortes inégalités mises en lumière par les tests internationaux (PISA), la classe politique francophone s’interroge sur les réponses à apporter. Les inégalités entre élèves – et donc les faibles performances des élèves issus de milieux défavorisés – ont en particulier été interprétées comme la conséquence de l’absence de mixité sociale au sein des écoles. Cette absence de mixité peut se comprendre comme la conséquence du libre choix de l’école qui fait du système scolaire belge francophone un quasi-marché, où les écoles entrent en compétition pour les (« bons ») élèves et les parents pour les (« bonnes ») écoles. C’est dans ce contexte que le décret mixité (2008) a été pensé, en introduisant une certaine régulation dans l’inscription en première secondaire.
En effet, la mixité – quelle que soit l’adjectif qu’on lui appose – se voit attribuer de multiples vertus [1]. Dans le domaine scolaire, la mixité sociale améliorerait les performances scolaires des élèves issus des milieux défavorisés. Cette hypothèse, couplée à l’idée que les élèves d’un même quartier tendent à se retrouver scolarisés dans les mêmes écoles, conduit à insister sur les effets positifs de la mixité non seulement dans les écoles, mais aussi dans les quartiers résidentiels. De manière générale, les personnes de faible niveau socio-économique verraient en moyenne leurs difficultés encore s’amplifier du fait de leur concentration au sein d’un même territoire local. Les politiques urbaines de mixité sociale se justifieraient alors par la nécessité de réduire ces effets négatifs d’amplification.
Les effets de quartier ont suscité de très larges débats, d’abord aux États-Unis où ils ont été étudiés plus précocement. Déjà dans les années 1960, Sewell et Armer avancent que l’importance de ces effets sur la réussite scolaire est fortement surestimée : en l’absence de données individuelles et familiales suffisamment précises, on attribuerait erronément aux quartiers des effets principalement liés aux caractéristiques spécifiques de leurs résidents.
Ce point de vue est resté controversé, et plusieurs catégories de mécanismes ont été avancées pour expliquer l’influence éventuelle du quartier, par exemple sur le développement et la scolarité des jeunes : les effets de normes et de modèles, voire de contagion, liés aux influences personnelles (que ce soit celles des pairs ou celle des adultes du quartier) ; la disponibilité et la qualité des services locaux (écoles, services parascolaires, infrastructures de soins,…) ; le fonctionnement local des institutions (police,…) ; la diversité des réseaux sociaux accessibles (en particulier ceux permettant de nouer des liens au-delà de la communauté locale) ; ou encore l’isolement géographique ou l’exposition à la violence locale. Cependant, des tentatives de synthèse menées dès la fin des années 1990 n’ont pas permis d’avancer des conclusions claires, ni sur l’intensité des effets attribuables sans ambiguïté au quartier, ni sur les mécanismes en œuvre [2].
C’est donc dans le cadre d’hypothèses très incertaines que s’inscrivent les bénéfices attendus des politiques de mixité résidentielle. Au niveau scolaire, ils supposent très schématiquement une chaîne de causalité simple, décomposable en trois relations que nous examinerons ici brièvement dans le cas de Bruxelles (Fig. 1) : le lien entre la mixité sociale dans les quartiers et dans les écoles (relation 1) , celui entre la mixité au niveau de l’école et la mixité au niveau des classes (relation 2, dont nous dirons peu de choses), et celui entre mixité scolaire et performances des élèves (relation 3). Dans cet article, nous n’examinons que la première relation ; un article ultérieur explorera la troisième.
Les bénéfices scolaires attendus des politiques de mixité résidentielle supposent, au moins implicitement, que la composition sociale des quartiers tend largement à se refléter dans les écoles locales. Cette hypothèse ne va nullement de soi. En l’occurrence, elle ne se vérifie pas dans le cas bruxellois, y compris au niveau de l’enseignement primaire où les élèves sont le plus fréquemment scolarisés dans une école de proximité. En réalité, même à ce niveau, les écoles ont un recrutement socialement sélectif qui mène à une mixité scolaire bien inférieure à celle rencontrée dans les quartiers. C’est ce qu’illustre la Figure 2. La carte du haut (Fig. 2 A) montre le niveau socio-économique moyen effectivement observé dans les écoles primaires à Bruxelles [3]. Comme attendu, les écoles situées dans le croissant pauvre sont pour la plupart en rouge ou orange foncé, associés aux niveaux socio-économiques les plus faibles, alors que celles situées dans le cadrant sud-est aisé sont très majoritairement dans les tons bleus foncés. A première vue, la carte semble donc plutôt appuyer l’hypothèse selon laquelle la composition sociale des écoles refléterait celle des quartiers. C’est pourtant loin d’être le cas. La carte en bas à gauche montre en effet ce que devrait effectivement être leur niveau socio-économique si les écoles accueillaient sans sélection sociale les élèves au sein des quartiers dans lesquels elles recrutent : la carte est beaucoup plus pâle, ce qui signifie que les écarts socio-économiques entre établissements seraient nettement moindres si les écoles reflétaient seulement la structure sociale des quartiers de résidence de leurs élèves. Ajoutons que la sélection sociale au sein des quartiers de résidence contribue à l’inégalité socio-économique entre écoles bien davantage que le fait que certaines écoles, à même distance autour d’elle, recrutent surtout dans les quartiers les plus riches, et d’autres dans les quartiers les plus pauvres. La carte en bas à gauche montre en effet ce que devrait être le niveau socio-économique des écoles non seulement sans sélection à l’intérieur même des quartiers, mais aussi sans orientation préférentielle de leur recrutement dans certains quartiers résidentiels, en fonction de leur profil socio-économique moyen. On voit que la carte pâlit encore, mais dans une bien moindre mesure, ce qui est d’autant plus remarquable que Bruxelles est marquée par de fortes fractures socio-géograhiques, avec de fortes disparités socio-économique entre quartiers [4].
Ainsi, la mixité sociale (relative) dans les quartiers résidentiels est très loin de se refléter systématiquement dans les écoles, principalement en raison des mécanismes de sélection au sein des espaces résidentiels locaux. Au lieu de se retrouver scolarisés ensemble dans les mêmes écoles locales, les élèves de milieux sociaux différents tendent, même s’ils habitent dans un même quartier, et ce dès le niveau maternel, à se retrouver scolarisés dans des écoles différentes. Autrement dit, la mixité sociale résidentielle tend à se dissiper en une dualisation au niveau des écoles fréquentées.
Lecture de la Figure 2 : La carte A mesure le niveau socio-économique moyen des élèves des établissements primaires La carte B montre ce que serait ce niveau socio-économique moyen si les écoles recrutaient leurs élèves de façon aléatoire dans chacun des quartiers où ces écoles recrutent effectivement. La carte C montre ce que serait le niveau socio-économique des écoles si elles recrutaient simplement en fonction de la distance.
On soulignera de plus que les effets de dualisation scolaire n’apparaissent pas avec la même intensité dans tous les quartiers présentant une forte mixité sociale résidentielle. Ils apparaissent plus marqués aux marges des quartiers de très faible niveau socio-économique, entre autres dans plusieurs quartiers où les politiques publiques de rehaussement de la mixité ont été particulièrement soutenues et ont conduit à des processus marqués de gentrification. Ceci suggère que le renforcement de la mixité sociale résidentielle obtenue au travers des politiques de mixité urbaine a débouché, plutôt que sur un surcroît correspondant de mixité dans les écoles, sur un renforcement des effets de dualisation.
Lecture de la Figure 3 : La carte montre pour chaque quartier l’écart moyen entre le niveau socio-économique des écoles fréquentées par les élèves du quartier. Le niveau rouge signifie par exemple un écart socio-économique très élevé entre les différentes écoles fréquentées par les élèves du quartier.
La mixité scolaire, si tel est l’objectif visé, ne peut donc pas être obtenue par les politiques de mixité résidentielle ; elle exige avant tout une politique volontariste portant directement sur le système d’enseignement, en particulier la mise en cause de la liberté de choix en matière de scolarisation des enfants. Dans ce sens, si le décret mixité a eu pour objectif de réguler modérément l’inscription scolaire, son effet ne peut être que limité étant donné qu’il ne concerne que l’inscription à l’entrée du secondaire. Il ne peut donc pas avoir d’effet sur l’enseignement fondamental. Par ailleurs, les sélections qui s’opèrent après la première secondaire limitent aussi son effet sur la mixité dans le secondaire.
Nous ne nous attarderons pas sur la deuxième de ces relations, qui malgré son importance n’a guère été étudiée à Bruxelles. Il est pourtant impératif de souligner que la mixité sociale au sein d’une implantation scolaire ne garantit nullement une mixité sociale équivalente au sein des classes. Une étude menée en Communauté française conclut que déjà dans le secondaire inférieur, donc avant les séparations en filières générale, technique et professionnelle, entre un cinquième et un tiers de la ségrégation socioé-conomique entre élèves correspondrait à de la ségrégation entre classes au sein même des établissements. Cette ségrégation s’expliquerait en partie par la sélection académique, mais sans s’y réduire. L’étude avance par ailleurs l’hypothèse que la diminution de la ségrégation entre écoles induite par les décrets « mixité » régulant les inscriptions à l’entrée du secondaire pourrait conduire à une amplification de cette ségrégation intra-écoles, et limiter ainsi les effets de mixité sociale [5].
Quant au lien entre mixité scolaire et performances des élèves, il reste l’objet de débats scientifiques. Nous examinerons cette question plus en détail dans un article ultérieur.
Notes
[1] Lire à ce sujet "La mixité, c’est surtout pour les (quartiers) pauvres", G. Van Hamme et P. Marissal
[2] Ellen et Turner, 1997 ; Brooks-Gun et al., 1997
[3] Il est calculé en faisant la moyenne des indices individuels des élèves, lui-même estimé en synthétisant plusieurs caractéristiques socio-économiques de leurs familles : le revenu, le plus haut niveau de diplôme dans le ménage, la part des adultes exerçant un travail rémunéré, le type de travail occupé, etc.
[4] "La mixité, c’est surtout pour les (quartiers) pauvres", G. Van Hamme et P. Marissal
[5] Danhier J. Et al., 2016, Ségrégation intra-établissement en Fédération Wallonie-Bruxelles, Congrès de l’AREF, MONS, 7-04-2016