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Classes sociales Education

Quand le marché scolaire produit ségrégation et inégalité

2 septembre 2024 Nico Hirtt

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Cet article est une version raccourcie d’un article publié sur le site web de l’APED. Une version plus longue et technique est aussi disponible sur le site de l’APED.

Plus l’enseignement est organisé sur une base libérale, comme un quasi-marché, plus il y a de ségrégation sociale et d’inégalités de résultats. Telle est la leçon d’une analyse comparative internationale effectuée par le service d’étude de l’Aped, sur base des données de l’enquête PISA 2022.

La façon dont les élèves sont distribués entre les établissements scolaires est très variable. Dans certains pays on ne peut fréquenter que l’école publique la plus proche de son domicile ou alors l’enseignement privé. Ailleurs on se voit d’abord proposer un établissement public, mais les parents sont plus ou moins libres d’en choisir un autre, sous réserve de place disponible. Dans quelques rares pays, notamment en Belgique, on ne propose aucune école : aux parents de se débrouiller pour trouver une place.

La nature de l’enseignement privé est également très changeante. Parfois il est rare et coûteux, donc réservé à une minorité fortunée Ailleurs il est plus développé, voire majoritaire, et subventionné par l’État. C’est le cas en Belgique, où l’ « enseignement libre » peut être qualifié de semi-public. Le degré de liberté laissé aux écoles pour inscrire ou non les élèves est également variable. Parfois les écoles doivent accepter tout le monde, en donnant toutefois la priorité aux élèves qui ont été « affectés » à cet établissement ou qui sont domiciliés dans sa « zone de recrutement ».

L’organisation en quasi-marché scolaire, en d’autres mots la combinaison du libre choix des parents et de l’autonomie des écoles en matière « d’offre scolaire », conduit-elle à une ségrégation sociale accrue et, partant, à des inégalités sociales accrues en termes de résultats scolaires ? Cette question est fort débattue. D’une part, on peut supposer que le « libre choix » des parents favorise les réflexes de « l’entre-soi » : ils auront tendance à chercher une école où l’enfant retrouvera des gens de « son milieu », de la famille, des amis, des collègues des parents… Mais d’un autre côté une liberté de choix réduite enferme l’enfant dans le carcan social de son quartier. Alors qu’est-ce qui l’emporte ?

Les données de l’enquête PISA 2022 permettent d’apporter une réponse à cette question.

L’inégalité sociale à l’école

Dans cette enquête internationale organisée tous les trois ans par l’OCDE, un échantillon d’élèves âgés de 15 ans est soumis à une batterie de tests cognitifs en mathématique, en science et en lecture. Chaque élève se voit également assigner un « statut économique, social et culturel » (ESCS) basé sur de nombreux indicateurs comme la profession des parents, leur niveau d’études, les caractéristiques de leur domicile, etc.

Dans ce graphique, chaque point représente un élève belge ayant participé aux tests PISA. L’abscisse est l’indice ESCS, donc l’origine sociale des élèves. L’ordonnée est leur niveau de « performance » aux tests PISA.

On observe que plus on se dirige vers la droite (élèves plus riches) plus on s’élève dans le graphique (meilleures performances aux tests). Il y a donc, statistiquement, une inégalité sociale face aux résultats scolaires.

La « droite de régression », qui traverse le graphique en montant depuis le coin inférieur gauche, indique la tendance générale de ce lien entre l’indice socio-économique et la performance aux tests. Plus cette droite est inclinée, plus l’effet moyen de l’origine sur les apprentissages est important. Et plus les points sont resserrés près de cette droite, plus l’origine sociale est déterminante (plus il est difficile d’échapper à la détermination sociale). En combinant ces deux aspects — l’inclinaison de la droite et la dispersion des points — nous avons établi un indice d’inégalité scolaire. Comme on le voit, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) occupe la troisième plus mauvaise position dans ce classement de l’équité scolaire, juste après la Slovaquie et la Hongrie.

Écoles « ghettos » et inégalités

PISA permet aussi de mesurer l’importance de la ségrégation sociale dans l’enseignement. Pour ce faire, nous avons calculé, dans chaque pays, le pourcentage d’établissements « ghettos » : des écoles ayant une concentration anormalement élevée d’enfants pauvres ou d’enfants riches. [1]

Dans ce graphique, les principaux pays européens (et les communauté belges) sont rangés suivant leur degré de ségrégation sociale en abscisse (axe horizontal) et leur indice d’inégalité en ordonnée (axe vertical). On observe que l’inégalité sociale des performances scolaires est étroitement corrélée à la ségrégation sociale. Cette corrélation peut être mesurée au moyen du « coefficient de détermination statistique » R2 = 51,4%. Il signifie que les écarts entre ces pays en matière d’équité scolaire s’expliquent pour 51,4 % par l’importance de la ségrégation.

Différents mécanismes peuvent expliquer cette corrélation. Certaines études décrivent par exemple l’existence des « effets de pairs » : le fait que les performances scolaires d’un élève sont fortement influencées par le « niveau moyen » des élèves du groupe (classe ou école) avec lequel il interagit. D’autres études montrent que les enseignants adaptent aussi leurs ambitions éducatives à ce « niveau de la classe » ainsi qu’aux attentes des parents.

Impact du quasi-marché

L’enquête PISA comprend également un volet de questions soumises aux chefs d’établissements, dont certaines portent sur les modalités d’inscription des élèves. Ce sont ces questions-là qui nous ont permis de construire une mesure des chacun des trois aspects centraux d’un « libre marché » :

  • La liberté de choix des parents
  • La libre concurrence entre réseaux
  • La liberté de sélection à l’entrée
    Nous avons ensuite combiné ces trois variables pour constituer un unique « indice de libre marché » et avons étudié si cet indice était corrélé au niveau de ségrégation et d’inégalité scolaire.

Le graphique montre qu’il n’y a aucun doute possible : les pays et systèmes d’enseignement qui, comme les deux Communautés belges, ont le plus de marché scolaire (à droite sur le graphique) sont aussi ceux où les élèves sont le plus fortement séparés en écoles de riches et écoles de pauvres (en haut sur le graphique). Inversement, les pays où il y a peu de ségrégation (en bas) sont presque tous des pays où il y a également peu de marché scolaire (à gauche). Le coefficient de détermination statistique s’élève ic à R2 = 60% pour les principaux pays européens.

Soulignons que le sens de la relation causale ne fait guère de doute : le degré de libre marché scolaire reflète des caractéristiques organisationnelles et structurelles qui résultent de choix politiques ou de conditions historiques qui préexistent aux ségrégations observées et ne peuvent donc en être une conséquence.

Pareillement, en comparant le degré de libre marché scolaire et l’indice d’inégalité sociale on obtient R2 = 41,4%. En d’autres termes, les écarts intra-européens en matière de marché scolaire peuvent expliquer jusqu’à 41% des différences sur le plan de l’équité.

Conclusion : de l’importance de réguler le marché

Résumons : le quasi-marché scolaire engendre de la ségrégation sociale, qui engendre à son tour de l’inégalité sociale dans les performances scolaires.

Alors que faire, pour contrer ce marché scolaire ?

S’agissant de la Belgique, il faut tout d’abord abandonner cette particularité étrange de notre pays où l’on a remplacé la liberté de choix par une obligation de choix. Le strict minimum serait de proposer pour chaque enfant une place garantie dans une école, quitte à laisser aux parents la liberté d’accepter ou de refuser cette proposition. Le choix de l’école proposée pourrait ensuite être effectué, non pas sur base de la seule proximité du domicile, mais en cherchant aussi à maximiser la mixité sociale dans tous les établissements. Une simulation pour Bruxelles [2] a démontré la faisabilité technique de ce projet. Il fait actuellement l’objet d’une initiative citoyenne qui a déjà reçu l’appui de dizaines de personnalités, associations, syndicats… [3]

Notes

[1Concrètement, il s’agit des écoles dont l’indice socio-économique s’éloigne de plus d’un demi écart-type de l’indice socio-économique du pays (ou de la communauté, dans le cas de la Belgique).

[2Hirtt, N., and Delvaux, B. (2017). Peut-on concilier proximité et mixité sociale ? Simulation d’une procédure numérique d’affectation des élèves aux écoles primaires bruxelloises, Les Cahiers de recherche du Girsef, février 2017, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01963756